Du jamais vu dans l’histoire, assez verticale, de l’Agence nationale de la rénovation urbaine (Anru), créée par décret le 9 février 2004, il y a vingt ans : des habitants, des militants du logement, des architectes, des urbanistes, plus de 700 personnes au total issus de 45 associations ou amicales de locataires de toute la France, ont décidé de s’unir, et de faire entendre leur voix. Principale revendication de ce collectif horizontal, un «moratoire immédiat» sur les démolitions de logements sociaux. Tout remettre à plat et inventer autre chose.
Dans son appel fondateur lancé mi-novembre, signé par le prix Pritzker Jean-Philippe Vassal, le collectif Stop aux démolitions Anru rappelait quelques chiffres : entre 2004 à 2021, «l’Anru a assujetti son financement à la démolition de 164 000 logements sociaux pour n’en reconstruire que 142 000». Dans le même temps, 408 500 logements ont été réhabilités, preuve que la démolition n’est pas l’alpha et l’oméga de la rénovation urbaine. Mais c’est toujours trop pour les signataires, qui exigent la fin de cette politique «destructrice, et aberrante d’un point de vue social, financier, urbanistique, architectural, et écologique».
«Arrêter de faire de la démolition»
Avant de tenir une conférence de presse à Paris, une délégation s’est rendue ce mercredi 7 février devant le siège de l’Anru à Pantin (Seine-Saint-Denis). Après s’être époumonée, elle a été reçue par sa directrice générale, Anne-Claire Mialot. «Au-delà des slogans, tout le monde est d’accord pour dire que certaines démolitions sont nécessaires lorsqu’il s’agit notamment de logements insalubres. Les différentes associations et collectifs nous remontent une dizaine de projets pour lesquels il y a des contestations, a réagi Anne-Claire Mialot auprès de Libération. Soit parce que la coconstruction avec les habitants a été insuffisante. Soit parce que le projet lui-même est contesté. Nous prenons ces difficultés avec beaucoup de sérieux sans non plus oublier que le NPNRU [Nouveau programme national de rénovation urbaine, ndlr] représente 450 projets et que la très grande majorité se passe normalement.» Mais les pétitionnaires, bien décidés à obtenir ce moratoire, demandent à être reçus de nouveau d’ici un mois. En attendant, la question animera à coup sûr les débats du colloque qui se tient ce jeudi 8 février pour tirer le bilan de 20 ans de rénovation urbaine.
«Il faut arrêter de faire de la démolition le préalable de toute opération de rénovation urbaine», a expliqué Michel Retbi, membre du Collectif d’architectes en défense du patrimoine Candilis du Mirail, à Toulouse, le premier à prendre la parole à la tribune où se sont succédé une vingtaine de représentants de collectifs de toute la France. «Ce ne doit plus être un postulat», d’autant que la démolition est trop souvent synonyme de «drames humains, au-delà de la question du patrimoine» de ces cités HLM souvent de grande qualité architecturale, à l’instar de la Maladrerie à Aubervilliers ou de la Butte rouge à Châtenay-Malabry. «Le patrimoine de l’habitat social, c’est le grand angle mort, alors que c’est notre bien commun», a regretté l’urbaniste Myriam Cau, engagée pour le sauvetage de l’Alma-Gare à Roubaix.
«Je ne vis plus»
Alors que l’Anru justifie le recours à la démolition, qui oblige à reconstituer «un pour un» l’offre de logements sociaux mais autorise à les reconstruire ailleurs, par la nécessité d’améliorer la mixité sociale dans ces quartiers parfois comparés à des ghettos – un objectif atteint selon une note de France Stratégie parue le mercredi 6 février, les intervenants ont été unanimes pour juger cette politique inefficace. A Evreux, où la majorité des 700 logements reconstruits (sur 900 démolis) l’ont été en dehors du quartier Anru, «le quartier s’est paupérisé, il a été écrémé de sa population insérée, la plus aisée, possédant voiture et une capacité d’initiative», a illustré Jacques Caron, représentant de la Confédération nationale du logement (CNL) dans l’Eure. «La mixité sociale est présentée comme un remède miracle, mais quand vous mettez des riches dans les quartiers pauvres, ils s’entourent de barbelés et quand vous mettez des pauvres dans le XVIe, les riches manifestent contre», balaie Geneviève Colomer, présidente de l’association Sauvons la Butte rouge.
Djamila Houache, de l’association marseillaise Il fait bon vivre dans ma cité a pointé du doigt, elle, un autre effet négligé de cette politique de démolition : la tendance des bailleurs sociaux à laisser se dégrader les bâtiments quand ils savent qu’ils seront démolis, même à long terme. «Comme ils n’entretiennent pas la tuyauterie, on a des cas de légionellose. Et pourquoi croyez-vous qu’il y a des rats et des cafards ?» Autre grief, l’absence de concertation sincère avec les habitants, mis devant le fait accompli. Une habitante des Francs-Moisins à Saint-Denis s’est insurgée contre ces «technocrates qui prennent les habitants à un endroit, et les déplacent à un autre» comme si c’était des pions, exhortant ses camarades du collectif à «l’action».
C’est le grief qui revient le plus : la démolition ne détruit pas seulement des bâtiments, mais des vies, et des écosystèmes relationnels. «On parle de vies, de personnes qu’on déracine, qui n’ont plus accès aux réseaux de solidarité qui permettent de donner son enfant à garder, de demander de l’aide pour sa voiture, d’être ancré dans un territoire», a décrit le sociologue Antonio Delfini, membre de la coordination Pas sans nous. Vieux militant à la CNL de Besançon, Michel Boutonnet a témoigné qu’une vieille dame de 88 ans, relogée par l’Anru en dehors du quartier de la Planoise où elle a toujours vécu, lui avait dit : «J’ai un magnifique appartement, mais je ne vis plus.» Quant à sa voisine de 96 ans, placée dans une résidence senior par ses enfants, «elle a tenu six mois».