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Analyse

«Penser l’avenir en parlant des choses qui n’existent pas»

Transition écologique : le temps des villes et des territoiresdossier
Mobilisation d’artistes, fictions collectives, ateliers d’écoute… Pour son cinquième séminaire annuel, fin août à Cherbourg, la Plateforme d’observation des programmes et stratégies urbaines a réuni praticiens, élus et chercheurs pour tenter d’imaginer le monde d’après.
(Jeremy Perrodeau/Liberation)
publié le 27 septembre 2024 à 5h12

A l’heure de la transition écologique, en partenariat avec la Plateforme d’observation des projets et stratégies urbaines (Popsu), plongée dans les projets et initiatives qui font bouger les politiques urbaines.

Comment «embarquer» la société tout entière dans la transition écologique ? Et quel meilleur lieu pour réfléchir à cette question clé – et qui a pris une acuité encore plus grande depuis les dernières élections, marquées par la progression de partis sinon climatosceptiques, du moins rétifs à l’écologie politique – qu’une salle d’embarquement ? La Plateforme d’observation des programmes et stratégies urbaines (Popsu) avait choisi de tenir son cinquième séminaire annuel à Cherbourg, dans l’ancienne gare maritime transatlantique – grandiose nef art déco inaugurée en 1933. Et pas n’importe où au sein de cette halle de 280 mètres de long : dans la grande salle boisée où embarquèrent des milliers de migrants pour le Nouveau Monde dont quelques-uns (les moins chanceux) à bord du Titanic.

Thème de cette université estivale réunissant, comme chaque fin d’été, praticiens, élus et chercheurs autour des questions d’aménagement du territoire : «Sciences-fictions : récits et légendes des transitions». Le choix du thème peut surprendre : le réchauffement climatique et les dérèglements qu’il entraîne ne relèvent pas de la science-fiction : ils sont documentés depuis des années, notamment par les différents rapports du Giec. Et la nécessité d’adapter les villes et les comportements n’est aujourd’hui plus discutée. Pourtant, si «l’état présent est l’affaire d’un diagnostic déjà robuste, sur le «monde d’après», rien n’est dit», relevait la sociologue Marie-Christine Jaillet lors du forum de Popsu Transitions à Nantes, en mars.

A quoi ressemblera – ou devrait ressembler – le monde d’après ? «Ce n’est pas à la recherche de dire ce qu’il sera, tant il relève de choix politiques et idéologiques», poursuivait la responsable scientifique du programme, mais il est nécessaire de proposer «un récit pour donner sens», et qui soit mobilisateur. «C’est grâce aux fictions collectives que l’humanité s’est établie, pour penser l’avenir en apprenant à parler des choses qui n’existent pas», a souligné de son côté Jean-Marc Offner, le président du Conseil stratégique de Popsu, en introduisant les trois journées de débat. Se plaçant sous le double patronage d’Italo Calvino (les Villes invisibles) et Cornelius Castoriadis (l’Institution imaginaire de la société), il a appelé à inventer des «récits pour agir», à élaborer des «représentations heuristiques, des imaginaires opératoires, des utopies aptes à élargir le champ des possibles».

Imaginaire encore puissant

Certains récits ont vécu, comme la foi dans une croissance et un progrès illimités qui a soutenu le processus de métropolisation, à qui l’on oppose aujourd’hui la «démétropolisation». D’autres continuent à faire autorité malgré leurs limites : il en va ainsi de la «fracture territoriale» et du discours qui l’accompagne, celui de l’abandon des classes populaires des périphéries, victimes de la désertion des services publics. Marc Dumont, responsable de la plateforme Popsu à Lille, conduit une enquête sur les jeunes dans la métropole du nord de la France. Premier constat : «l’injustice spatiale» qu’éprouvent certains n’est pas liée à une offre insuffisante d’équipements ou de transports, mais à quelque chose de plus impalpable : le manque de reconnaissance, le sentiment d’invisibilisation. «La justice n’est pas seulement liée au manque, c’est aussi un sujet de reconnaissance», a expliqué le chercheur qui animait l’atelier «Dis-moi où tu habites et je te dirais qui tu es» consacré à la dimension spatiale des inégalités sociales. En termes de politique publique, cela signifie «mieux accompagner, mieux écouter, mieux relier»… plutôt que de construire un city stade pour les jeunes face à la gendarmerie comme à Saint-Eloy-les-Mines, dans le Puy-de-Dôme. Dans ce village dont la chercheuse Hélène Mainet a fait son terrain d’étude, «il n’y a rien pour nous», disent les jeunes. A part le bal de Saint-Gervais, qui réunit tout de même 700 personnes sur le dancefloor plusieurs fois l’an.

Maire de Vorey-sur-Arzon – où la Caravane des ruralités lancée par le lancée par le GIP EPAU en 2023 a fait étape –, Cécile Gallien partage ce constat : bien que sa commune de Haute-Loire ait la chance d’être bien desservie par le train (13 arrêts par jour), «on continue à prendre la voiture, car la voiture, c’est la liberté». Face à cet imaginaire encore puissant, les injonctions à passer à l’électrique ou à moins polluer peuvent être mal vécues : «C’est comme si on disait aux habitants du périurbain «range ta chambre !»» résume Jean-Marc Offner. Or les habitants des pavillons qui, tels Zadig, cultivent leur jardin, n’ont pas de leçons à recevoir.

«On ne peut pas dire qu’il ne se fait rien»

Sur un plan politique, la disqualification de ce mode de vie nourrit le vote en faveur du Rassemblement national, trop heureux de pouvoir s’ériger en défenseur des habitants d’un «périurbain» largement réifié. «Il ne sert à rien de disqualifier ce discours. Il vaut mieux tenter de proposer un discours alternatif», juge Marie-Christine Jaillet. Le socialiste Rémi Branco s’y est attelé. Fin août, il a lancé l’Appel des territoires, déjà signé par une centaine d’élus ruraux soucieux de parler de nouveau «au peuple de la bagnole, aux prisonniers de la cuve de fioul, aux patients abandonnés, au monde agricole en déprise» comme à ceux «pour qui l’entraide et le respect du vivant ne sont pas un effort mais une évidence du quotidien».

Ainsi, de nouveaux récits sont à bâtir pour mieux refléter le vécu et les pratiques des habitants des «périurbains» – et faire un sort, enfin, au mythe de la fracture territoriale. A condition, a mis en garde l’autrice de science-fiction Ketty Steward lors d’une table ronde animée par Libération, à ce que le récit ne se substitue pas à l’action. «Le récit peut venir après, pour satisfaire un besoin de sens», suggère l’écrivaine.

Une idée qui a fait son chemin sur le campus : pourquoi, au lieu de se projeter dans un futur angoissant (le scénario catastrophe, parlant dans cette ville proche de la centrale de Flamanville), ne pas tout simplement commencer par raconter ce qui se fait ? De toute façon, ainsi que Martine Drozdz l’a rappelé dans sa conférence finale intitulée «La nuit où le futur a attaqué», la catastrophe a déjà eu lieu – voir Fukushima.

«On n’est peut-être pas à la hauteur des enjeux, mais il se fait des choses, on ne peut pas dire qu’il ne se fait rien», a conclu Marie-Christine Jaillet. A bas bruit, dans l’ordinaire du quotidien, s’inventent des pratiques de sobriété et des modes de vie qu’il serait bon de documenter, de représenter. La chercheuse appelle la communauté Popsu à «réfléchir à de nouvelles médiations pour raconter ce qui se fait». Cela pourrait passer par «la mobilisation d’artistes pour mettre en récit nos travaux, y compris pour donner une autre intelligibilité de ce qui se passe, contre les catégories médiatiques» – et les récits dominants.

Un autre monde est possible ? Non, sauf à suivre l’exemple des Barbapapa, et abandonner notre Terre polluée pour vivre sur une autre planète. Il n’y a pas de planète de rechange mais des possibles à foison.