C’est peut-être un tournant dans la politique de la ville, qui pourrait contribuer à casser les ghettos. Il y a trois ans, en déplacement aux Mureaux (Yvelines), le Président avait reconnu la responsabilité de la République dans le «séparatisme» et la «ghettoïsation», via ce qu’on appelle la «politique de peuplement» : dans ces quartiers, «nous avons construit une concentration de la misère et des difficultés […], nous avons concentré les populations souvent en fonction de leurs origines, de leurs milieux sociaux», admettait le chef de l’Etat.
En déplacement ce vendredi 27 octobre à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), la Première ministre Elisabeth Borne a annoncé une mesure choc visant justement à éviter le phénomène de trappe à pauvreté : «Je demande aux préfets de ne plus installer via les attributions de logements ou la création de places d’hébergement, les personnes les plus précaires dans les quartiers qui concentrent déjà le plus de difficultés», a-t-elle déclaré à l’issue du Comité interministériel des villes (CIV), organisé au lendemain de la «réponse aux émeutes» du gouvernement.
Il s’agit notamment des ménages reconnus «Dalo», pour «droit au logement opposable», qui ne devront plus se voir attribuer de logements dans les quelque 1 500 quartiers prioritaires de la politique de la ville (QPV). Mais pas de tous les Dalo : «Seulement les plus démunis, par exemple ceux qui sont sans emploi», sachant que 40 % des ménages reconnus prioritaires ont des ressources inférieures au Smic, a précisé à Libération le ministre du Logement, Patrice Vergriete, à l’issue du CIV. Chaque année, environ 25 000 ménages obtiennent un logement de manière prioritaire, en fonction de critères qui ne sont pas uniquement sociaux (conditions de logement, enfants en bas âge, mais aussi handicap).
«Priorité donnée à la mixité sociale»
Cette mesure fera d’abord l’objet d’une circulaire du ministre du Logement, qui sera émise «sous un mois», avant d’être intégrée dans une «grande loi logement» au printemps 2024, a précisé ce dernier. «Jusqu’à présent il y avait une injonction contradictoire entre le droit au logement et la mixité sociale», aboutissant à «une concentration des plus démunis dans les quartiers politiques de la ville. Là, la circulaire va clairement indiquer qu’il y a une priorité qui est donnée à la mixité sociale».
En contrepartie, les maires et les préfets hors QPV seront incités à accueillir plus de ménages pauvres sur leur contingent. A côté de cette meilleure répartition des Dalo, «de nouveaux dispositifs de recherche de candidats locataires» vont être mis en place, par exemple via des annonces sur des sites de locations immobilières privées, manière d’organiser une sélection par le haut des locataires.
«Outil peu contraignant»
«Pour nous, les maires de banlieue, c’est un sujet majeur», réagit Patrick Haddad, le maire socialiste de Sarcelles (Val-d’Oise), rappelant qu’il y a en France 35 000 communes, et seulement 1 500 QPV, et qu’il est temps de mieux répartir l’effort de peuplement. «Nous sommes pris en étau entre le logement social, où on envoie les ménages les plus pauvres, et les copropriétés dégradées, où les marchands de sommeil logent les travailleurs sans papiers», ajoute l’édile. Seulement, «le ciblage des ménages concernés n’est pas clair et une circulaire reste un outil peu contraignant», nuance Patrick Haddad. Parmi les annonces de ce Comité interministériel très attendu après les émeutes de juin, qui ont remis la question des banlieues sur le devant de la scène, figure aussi «un grand plan de réhabilitation des copropriétés dégradées», qui fera l’objet d’un projet de loi dédié au premier trimestre 2024.
«Cette circulaire répond à une préoccupation ancienne des représentants des communes populaires, qui a émergé dès le vote de la loi Dalo en 2007. A l’époque, on disait que c’était une loi qui allait ajouter des pauvres là où il y avait déjà des pauvres. Elle a aussi accentué la contradiction entre les objectifs de mixité sociale et de droit au logement», explique Pierre-Edouard Weill, maître de conférences à l’université de Bretagne occidentale. Pour l’auteur de Sans toit ni loi, l’intention du gouvernement est louable mais, rappelle-t-il, il y a déjà un «filtre» : «Les ménages les plus défavorisés, clochardisés si l’on peut dire, ne passent pas en commission et sont orientés vers l’hébergement d’urgence.»
«Un catalogue qui ne dit rien sur l’objectif»
Parmi les autres mesures annoncées par Matignon lors de ce CIV qui a réuni une dizaine de ministres, un programme «Entrepreneuriat Quartiers 2030» doté de 456 millions d’euros sur quatre ans, pour favoriser la création d’entreprises dans les QPV. Pour lutter contre les discriminations à l’embauche, au logement ou dans l’accès aux prêts bancaires, le gouvernement va également lancer en 2024 des «opérations de testing massives», sous le pilotage de la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, à la tête de laquelle a été nommé Olivier Klein, l’ancien ministre de la Ville débarqué après les émeutes. A terme, 500 entreprises par an seront concernées.
L’éducation, priorité selon nombre d’élus pour atténuer les inégalités entre quartiers populaires et reste du territoire, bénéficie de plusieurs mesures : l’extension des cités éducatives et l’ouverture garantie des collèges de 8 heures à 18 heures dès la rentrée 2024. Ce dispositif avait été annoncé par Emmanuel Macron à Marseille le 26 juin, la veille de la mort de Nahel M. à Nanterre. Les bibliothèques verront également leurs horaires d’ouverture étendus dans 500 quartiers, promet Matignon. Pour la transition écologique, le programme «Quartiers résilients», censé verdir la politique de la ville, concernera 24 quartiers supplémentaires, avec 250 millions d’euros fléchés en ce sens, contre 100 millions auparavant. Et la part du fonds vert, doté de deux milliards d’euros, allouée aux QPV, sera doublée pour la porter à 15 %.
Professeur de sociologie à Sciences-Po Saint-Germain-en-Laye, Renaud Epstein regrette un «catalogue, pour l’essentiel constitué du rappel de mesures déjà annoncées, qui ne dit rien sur l’objectif, la stratégie et la méthode». Ce spécialiste déplore l’absence de prise en compte de l’échelon intercommunal dans la réflexion sur les futurs contrats de ville, l’indigence des annonces sur la transition écologique («50 quartiers résilients sur 1 500 !») ou encore la faiblesse de la réponse à la question des discriminations : «On annonce une campagne de testing mais un, seulement dans les entreprises, pas dans la police ; et deux, on ne dit pas ce qu’on va faire des résultats !» En réalité, «cela fait six ans que chaque ministère refourgue les mêmes mesures, avec les résultats que l’on sait», dénonce-t-il. Or, «si on ne veut pas que les émeutes se reproduisent, il faut traiter ce qui est à l’origine de ces émeutes : les relations police-population».