Les agriculteurs du Pas-de-Calais ont mis les pieds dans le plat : en manifestation à Calais lundi, ils ont mis en cause l’entretien des wateringues, ce système complexe de drainage qui assure, en temps normal, la mise au sec du polder. Car oui, comme les Pays-Bas ou la Belgique, la France a ses terres gagnées sur la mer. Ce polder tricolore a la forme d’un triangle qui va de Calais à Dunkerque, avec sa pointe à Saint-Omer. Il suit la morphologie de l’Aa, ce fleuve côtier qui prend sa source dans les collines de l’Artois, prend ses aises dans la cuvette de Saint-Omer, où les marais jouent un rôle-tampon, se faufile par le chas du goulot de Watten, entre le mont du même nom et la forêt d’Eperlecques. Il entre ensuite dans son delta et se jette, canalisé, à Gravelines, à proximité de la centrale nucléaire.
Ces terres marécageuses ne restent asséchées que grâce à un réseau ingénieux et fragile : 1 500 kilomètres de fossés et de canaux, qui par un jeu d’écluses et de pompes, évacuent les eaux dans la mer. Les premières wateringues datent du Moyen Age. La plupart du temps, le système est gravitaire : à marée basse, on ouvre les écluses à Gravelines, et l’eau s’écoule naturellement dans la mer du Nord, par effet de gravité. A marée haute, on les referme, pour éviter que la mer entre à l’intérieur des terres. Mais quand il y a un surplus d’eau, comme en ce moment, la marée basse ne suffit plus : les pompes entrent en action, au niveau de la commune de Mardyck, où elles balancent la flotte dans le bassin maritime du port de Dunkerque, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et à Calais.
«Ce serait incontrôlable»
Mais avec la puissance de la crue actuelle, les wateringues n’arrivent plus à faire leur boulot d’exutoire. Pourtant, l’Etat y a mis les moyens : en plus de celles existantes, quatre pompes mobiles à grande puissance ont été rajoutées, capables de traiter 5 400 m³ par heure, deux à Dunkerque, deux à Calais. «Il suffirait d’ouvrir l’écluse de Watten, et on n’aurait plus d’eau ici. Mais on inonderait ailleurs», note un agriculteur de Saint-Omer. Il sous-entend que l’Audomarois (la région de Saint-Omer) aurait été sacrifié pour que le Dunkerquois et son bassin industriel restent bien au sec. La Première ministre, Elisabeth Borne, est d’ailleurs censée s’y rendre jeudi, pour poser la première pierre de la gigafactory de batteries électriques de la start-up Verkor.
Ce n’est pas aussi simple, rétorque en substance le directeur de l’Institution intercommunale des wateringues, Philippe Parent. Le répartiteur de Watten joue bien un rôle primordial dans la régulation des flux, puisqu’il contrôle le goulot d’étranglement du fleuve. «On est obligé de doser : on envoie ce que les équipements sont capables d’absorber», explique le directeur. «Le canal à grand gabarit qui relie Watten à Mardyck est à fleur de débordement. Si on poussait tout vers lui, il y aurait un risque de rupture de digue, et ce serait incontrôlable. C’est la grande hantise des hydrauliciens.»
Des bassins de rétention utiles mais insuffisants
En fait, la région n’a tout simplement jamais connu un tel cumul de pluie : vingt-huit jours pratiquement non-stop, selon Météo France. Agnès Boutel, directrice du syndicat mixte SmageAa, chargé de l’aménagement et de la gestion de l’Aa dans la partie audomaroise, fait état des relevés de débit à la station de Wizernes : 5m³ /seconde, en moyenne annuelle en temps normal ; 57 m³ /seconde lors des inondations de 2002, considérées comme exceptionnelles ; 65 m³ /seconde mardi 7 novembre, lors de la première phase de montée des eaux ; 78 m³ /seconde samedi matin. Tout se déverse dans la cuvette audomaroise et dans les marais. Pourtant, des bassins de rétention ont été réalisés en amont. Mais ils ont été dimensionnés à la mesure de 2002, une crue qui ne devait se répéter que dans cinquante ans. Ils ont été utiles, mais insuffisants.
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L’Audomarois se retrouve donc coincé entre un amont d’où l’eau déboule de l’Aa mais aussi des collines, et un aval qui n’a pas la capacité de tout rejeter en mer. «Ce qui pose problème, ce sont les derniers kilomètres de l’eau, résume le président de la chambre d’agriculture du Nord-Pas-de-Calais, Christian Durlin. Il y a un problème de vétusté des pompes, certaines sont encore tombées en panne mardi à Calais, et elles sont difficiles à entretenir car elles sont tellement anciennes qu’on ne trouve plus les pièces. Ensuite, le calibrage des exutoires est devenu trop petit avec l’artificialisation croissante de la côte et de l’intérieur des terres.» Pour lui, il n’y a qu’une solution, «il faut élargir les canaux et faciliter l’écoulement des eaux». Emmanuel Macron, lors de son déplacement mardi à Saint-Omer, a annoncé qu’une réflexion sera lancée sur l’adaptation du polder à la nouvelle donne climatique. Il est grand temps.