«Ostra strandgatan», «Kungsgatan», «Nygatan», «grande rue de l’Est», «rue du Roi» ou «Nouvelle Rue»… Tels sont les noms des voies placardés sur les murs de Gustavia, chef-lieu de la collectivité d’outre-mer de Saint-Barth, minuscule enclave française située dans le nord de l’arc antillais, à 230 kilomètres au nord-ouest de la Guadeloupe. Et à des centaines de milliers de miles de la veille Europe et des eaux glacées de Stockholm.
Ce confetti paradisiaque de 21 km2 porte en effet avec ostentation les stigmates de près de cent ans de concession suédoise. Et dans l'histoire de ce caillou volcanique planté en pleine mer des Caraïbes - et devenu «l'île aux milliardaires», depuis que le New-Yorkais David Rockefeller y acheta, en 1957, une propriété de 27 hectares -, la marque nordique ne s'est jamais estompée. Elle y est même conservée et amoureusement cultivée.
Ici, peu de routes. Mais celles qui sillonnent l'endroit ont toutes une vue panoramique pittoresque. Peu d'arbres, sauf quelques palmiers en bordure de mer. Les anses abritées, elles, semblent inaccessibles à l'ennui. La foule n'existe pas et la discrétion est érigée en art de vivre. Tout est à portée de main, si facile et si naturel. Préservé du temps qui passe. Comme de nombreuses îles antillaises, Saint-Barth fut découverte par Christophe Colomb, qui lui donna, en 1493, le nom de son frère Bartholomé. Elle resta longtemps à l'état sauvage jusqu'à ce que les Français y débarquent en 1648. «Louis XVI la céda à la Suède en 1785, en échange d'une base portuaire à Göteborg, raconte Nils Dufau, élu du conseil exécutif en charge du tourisme. Les Suédois s'y sont installés et ont construit le bourg de Carénage qu'ils venaient de rebaptiser Gustavia, en l'honneur du roi Gustaf III. En 1878, l'île fut rétrocédée à la France. Mais elle a gardé son empreinte suédoise.»
Eglise luthérienne. Le bourg, édifié autour d'un port naturel, a ainsi conservé un style nordique avec ses maisons en bois, d'un étage maximum. Tout juste quelques rues bien rangées, aussi colorées que les ruelles de Gamla stan, la vieille ville de Stockholm. Nils Dufau, né de mère suédoise il y a une quarantaine d'années, avait 8 ans lorsque le bateau familial fit escale à Gustavia. Il n'est jamais reparti. «Nous avons débarqué le jour des 100 ans de la rétrocession, rappelle-t-il. Nous étions surpris de voir cette île célébrer son attachement à la Suède. Je me suis rendu compte ensuite que Gustavia, après l'incendie de 1852, avait été reconstruite presque à l'identique. Les trois forts, les canons d'époque prêtés par la Suède, le jumelage avec Pitea, une ville du nord du pays, la place Vanadis, du nom du dernier bateau suédois à quitter l'île en 1878, l'église luthérienne…»
Depuis, les Suédois viennent en délégation tous les trois ans pour commémorer le Pitea Day. «En Suède, ils célèbrent le Saint Barth Day, continue Nils. On commence à parler de nous là-bas. Il y a même une case de Saint-Barth qui a été placée à Skansen, le musée à ciel ouvert de Stockholm !»
A deux pas du minuscule port de commerce, une petite place ombragée abrite la terrasse du Select, un bar-restaurant d'un autre âge. Sur les murs extérieurs, sur la porte et même sur l'ardoise du menu, c'est en suédois que l'on s'adresse au client. L'enseigne de l'ancien systembolaget (la banque des alcools toujours en vigueur en Suède) n'a pas bougé, placardée à côté du nom de la rue Ostra Strandgatan.
Le bar-restaurant qui a une soixantaine d’années est un haut lieu de rendez-vous pour les visiteurs de Gustavia. Plus populaire et moins huppé que la soixantaine de restaurants français de l’île, il jure face aux autres établissements plus chics du petit bourg. Il y a longtemps, le premier étage accueillait le consulat de Suède. Tout autour, les boutiques de luxe se succèdent jusqu’au très léché Carré d’or, sorte de mini-centre commercial à ciel ouvert face au port, où les vitrines affichent leurs prix exorbitants.
Si jadis, l’île s’organisait autour de la pêche et mêlait Blancs et Noirs, l’abolition de l’esclavage, en 1847, a donné lieu à un exode massif de la population à peine affranchie. Ne sont restés que les Blancs qui ont vécu en reclus durant un siècle. A Saint-Barth, la population ne s’est pas métissée et les résidents ont pu profiter depuis cinq décennies d’une transformation économique particulière. De nombreuses familles propriétaires d’un lopin de terre ou d’une maison sont devenues, du jour au lendemain, millionnaires.
«Gustavia est resté un port franc et Saint-Barth n'est pas indépendant, explique Nils Dufau. Saint-Barth était une commune de Guadeloupe jusqu'en 2007. Après un référendum voté à 95%, c'est devenu une collectivité d'outre-mer. Nous sommes juste plus autonomes qu'avant. Neuf mille personnes vivent en permanence sur l'île dont le tourisme est la seule ressource.» Une économie florissante : le chômage n'est que de 2% et la population n'est assujettie qu'à un symbolique impôt local. Un autre privilège…
Usine de désalinisation. De Bill Gates à Roman Abramovitch, les milliardaires trouvent aussi, face aux eaux turquoise, une ambiance tranquille et sûre, loin des tracas sécuritaires d'autres îles des Caraïbes moins bien dotées, à l'image de Saint-Martin la franco-hollandaise, à une vingtaine de kilomètres. Au fil du temps, la clientèle est devenue de plus en plus haut de gamme - à mesure que s'envolaient les prix des résidences secondaires ou des séjours à l'hôtel -, sans compter les difficultés d'accès excluant le tourisme aérien low-cost, puisque l'atterrissage à Saint-Barth n'est pas possible pour les gros appareils.
On recensait 300 touristes par an dans les années 60, ils sont, grâce au développement de l'hôtellerie de luxe, près de 300 000 à venir bronzer sur les plages de sable blanc de l'atoll. Surtout de riches Américains qui retrouvent, à deux pas de chez eux, un «petit bout de France» (en français dans le texte).
«C'est une île sèche volcanique, on est obligé de tout importer, continue Nils Dufau. On traite 1 500 tonnes par jour de déchets pour alimenter l'usine de désalinisation, car il n'y a pas d'eau. Il n'y a pas vraiment d'espace pour la culture. Reste la pêche. De plus en plus de jeunes s'y mettent.» Quand ils restent, puisqu'à Saint-Barth, l'enseignement s'arrête en seconde. Ensuite, il faut aller à Saint-Martin, en Guadeloupe, voire en métropole. Mais beaucoup reviennent ensuite vers cette douceur de vivre.
A Gustavia, derrière le port, un petit restaurant a les pieds plantés dans le sable. La nuit, les tables envahissent la plage pour plus de fraîcheur. Et toutes les dix minutes, une belle jeune femme sort de sa boutique et défile avec des tenues différentes au milieu des tables dressées.