«Comme l'infortuné Boabdil, je viens de quitter Grenade. Trois mois d'une vie de rêve dans le palais arabe, l'Alhambra se dressant devant ma fenêtre, une centaine de promenades dans l'ombre des salles, dont les plafonds voûtés en bois de cèdre sont constellés d'or et d'ivoire, et, sur le miroir d'eau de la fontaine des sultanes, le reflet somptueux des arcades et des interminables colonnades mauresques…» Ainsi parlait à la fin du XIXe siècle Benjamin-Constant lors de son départ pour Tanger.
La cité espagnole est une étape privilégiée des «routes culturelles» que propose l’Andalousie sur les traces de son passé musulman. L’une d’elles suit l’itinéraire d’un autre artiste, Washington Irving, écrivain venu de New York, qui s’installa en 1829 dans le capharnaüm de la forteresse arabe. Ses chroniques donnèrent naissance à un courant surnommé l’alhambrisme, récit romantique d’un passé défunt, prélude à l’orientalisme qui allait gagner le siècle.
Photo Reuters
«Exotisme». L'Alhambra - en arabe, Al Hamra, «la rouge» en raison de la teinte que prennent ses murs au coucher du soleil - était alors le point de rencontre des virtuoses de la couleur. Peintres, dessinateurs, architectes, archéologues et écrivains se mêlaient à la peuplade vivant dans les décombres laissés par les soldats napoléoniens deux décennies plus tôt. L'Alhambra, explique Francesc Quílez i Corella, du musée d'art de Catalogne, devint ainsi «l'antichambre rêvée de l'Orient, permettant d'éprouver la sensualité et l'exotisme, avec davantage de confort» que sur les routes insalubres et périlleuses du Maroc.
Pour se plonger dans l'ambiance de la cité, il faut franchir Bab al-Gudur (la porte des Sept Sols) en songeant aux soldats castillans entrés en vainqueurs le 2 juillet 1492 dans le dernier bastion musulman d'Espagne. Vaincu, Mohammed XII (appelé Boabdil par les Espagnols) partit sur la route de l'exil. Le souverain déchu aurait éclaté en sanglots en jetant un dernier regard à ses palais au passage d'un col, baptisé depuis El Sospiro del Moro, «le soupir du Maure». «Tu pleures comme une femme sur une cité que tu n'as pas su défendre comme un homme», aurait lancé sa mère, furieuse d'avoir eu à faire ses bagages. Du moins le prétend l'anecdote, car sur ces plateaux et ravins de rocaille, comme dans les jardins enchantés, les tunnels et les greniers à sel de l'Alhambra, l'histoire tisse inlassablement une légende qui s'inscrit dans la pierre.
La citadelle redécouverte par Irving s'annonce en «murailles sinueuses, ponctuées de tours, encerclant le sommet d'une colline, sur une avancée de la Sierra Nevada», une enceinte massive qui «ne laisse guère présager la grâce et la beauté régnant dans ces palais». Richard Ford, son compatriote qui le suivit de quelques années, s'indigna de la déshérence d'un site occupé par une taverne et des ateliers pour forçats, dont les régisseurs «arrachaient les serrures et emportaient les carrelages pour les vendre à leur compte».
La cour des lions (Patio de los Leones). Photo Reuters
Grenade a connu son apogée quand les héritiers des califats de Damas et de Cordoue en ont fait leur capitale, en 1237. La dynastie nasride a survécu grâce à une politique de compromis, de revirements et d'alliances nouées tour à tour avec les chrétiens et les Berbères. La diplomatie revêtait une telle importance que les vizirs devaient se soumettre à des joutes de poésie pour faire preuve de leurs talents oratoires. C'est au XIVe siècle qu'Ismaïl et Youssouf, premiers du nom, édifièrent ces palaces et jardins. Un siècle et demi plus tard, le royaume finit miné par les complots de palais, ayant perdu ses débouchés, pressuré par les tributs, incapable de résister à l'union des royaumes de Castille et d'Aragon.
Talismans. Respectueux de la beauté des lieux, les vainqueurs se sont heureusement contentés de transformer la mosquée en église. Sur la porte de l'esplanade, les talismans se superposent ainsi dans la pierre, la main protectrice des musulmans ayant été associée au XVIe siècle à une vierge de Roberto Alemán. Charles Quint, qui voulut faire de l'Alhambra sa résidence d'été, avait appelé le sculpteur pour intervenir dans le palais qu'il édifia dans le parc. Inspiré de Rome, ce cercle posé dans un carré a pu être qualifié de «météore» échoué dans l'enceinte arabe. Laissé inachevé et sans toit, il ne peut avoir d'autre fonction que d'accueillir aujourd'hui des concerts ou pièces de théâtre.
Devant ce palais se trouve l’esplanade des Citernes. Alimentant aussi bien le parc royal que la médina, le réservoir de l’Alhambra était réputé le plus important de toute l’Espagne. Les Arabes avaient aussi creusé des glacières. Et des oubliettes, encore visibles, dont les captifs avaient pour seul espoir de servir de monnaie d’échange à la prochaine alliance. Les lieux ont perdu tout mobilier depuis longtemps, mais, plus ou moins reconstitués, ils laissent toujours admirer les plafonds damasquinés, les façades ornées de sourates, le bois sculpté des auvents, les stucs d’une virtuosité incomparable.
On raconte que la fontaine des Lions aurait débordé de sang quand Boabdil fit décapiter les cavaliers de la tribu des Abencérages, dont l’un aurait été surpris en train de passer par la fenêtre d’une jeune fille de la famille royale. La légende a inspiré Chateaubriand aussi bien que Cherubini. Irving soutient avoir vu devant la fontaine les traces rouille sang, qui n’ont jamais pu s’effacer. Alhambra la rouge, encore et toujours.
PRATIQUE
Y aller
Avec Vueling ou Iberia (à partir de 250 euros l’aller-retour). Il est recommandé de réserver l’entrée pour l’Alhambra-Generalife. Des visites guidées (de trois heures) sont proposées.
Pour des informations sur les routes culturelles de l’Andalousie, consultez les sites de l’office de tourisme espagnol ou andalou.
Y dormir
Un parador, récemment restauré, se trouve dans le couvent franciscain de l'Alhambra, mais les tarifs sont excessifs. Dans la catégorie luxe : l'Alhambra Palace. Mais tous deux sont loin du centre. Le Palacio de Santa Inés, près de la cathédrale, est installé dans un palais mudéjar du XVIe siècle. L'hôtel Posada del Toro, dans le centre, combine un certain charme avec des prix raisonnables. L'hôtel Carmen est également bien situé.
Y manger
Le centre regorge de bars à tapas (automatiquement servies avec le vin) et de bistrots qui servent une cuisine de montagne, à base de charcuterie, de fèves ou de haricots.
Aux amandes, aux pignons, au miel, aux œufs, etc., les biscuits (proposés dans plusieurs couvents) et desserts ont hérité de l’influence arabe.
Goûtez la horchata de chufa, une boisson sucrée au goût anisé produite par une racine, propre à cette région et au Pays valencien.
Les vins locaux sont recommandables, mais mieux vaut éviter les spécimens trop lourds et alcoolisés. La région a également sa bière et son rhum.