En ce matin d'hiver, à mesure qu’on avance sur la «route Cézanne», cette départementale hors du temps menant des faubourgs d’Aix-en-Provence au village de Puyloubier, la montagne Sainte-Victoire prend peu à peu toute la place dans le paysage. Nos compagnons d’excursion, Etienne Leroux, artiste peintre, et Grégoire Bel, grimpeur cordiste, chargés de leur sac à dos, ne peuvent détacher leur regard du monument de pierre claire qui se dresse devant eux, un peu plus imposant et fascinant à chaque pas.
Passé le hameau du Tholonet, à chaque détour de la route, une nouvelle vue de cette fabuleuse face sud de la Sainte-Victoire s’impose comme une toile du maître Paul Cézanne. C’est ici, sur cette même route poudreuse, que le futur peintre se promenait avec son camarade de collège Emile Zola dans les années 1850, durant leurs excursions dans le massif. Plus tard, ce sera souvent seul que Cézanne quittera Aix au petit jour, pinceaux et toiles sous le bras, pour aller passer une journée entière à peindre «sa» montagne.
En s'en approchant, on comprend pourquoi elle a obsédé l'artiste, comme des générations de peintres provençaux avant lui : «C'est une masse énorme, la seule montagne d'une telle importance depuis Arles, souligne Etienne Leroux. Elle est devenue un repère symbolique et artistique : parfaite, avec un début, une fin, c'est un peu la montagne telle que peut la dessiner un enfant ! Elle a même quelque chose d'originel, comme le mont Fuji au Japon ou l'Uluru, la montagne sacrée australienne.» Et de citer l'académicienne Jacqueline de Romilly, elle aussi amoureuse de cette montagne : «Je me suis reconnue dans l'obstination avec laquelle Cézanne a dressé, à l'horizon de ses toiles, indéfiniment, la masse claire de la montagne, comme une apparition, comme un but, comme une fin vers laquelle tout converge. Toujours, nous désirons aller vers elle.»
«Au bout du pinceau». Ce jour-là, Etienne et Grégoire conjuguent deux désirs de la Sainte-Victoire : celui de l'émotion artistique et celui de l'escalade. Le sommet provençal abrite en effet sur sa muraille sud de nombreux itinéraires de grimpe, certains d'ampleur et de toute beauté. La voie d'ascension choisie aujourd'hui remonte sur 400 mètres de dénivelée une succession de piliers, à la verticale d'un des principaux sommets, celui couronné par la monumentale Croix de Provence. Une ligne naturelle, visible à des kilomètres ; mieux, elle est discernable sur nombre de toiles de Cézanne. «Nous allons grimper au bout du pinceau de Cézanne. Suivre les lignes que le peintre a devinées et dessinées», résume Etienne.
Grégoire, de son côté, détaille, doigt tendu, les étapes de l'escalade, de bas en haut : dalles du Moussaillon, arête du Jardin, puis arête sud-ouest de la falaise de la Croix, tout là-haut… «Cette montagne évanescente, par sa capacité à prendre la lumière, à changer, c'est le rêve de l'impressionniste ! explique en retour notre peintre à l'alpiniste. Elle prend toutes les couleurs du jour ; au lever du soleil, écrasée de chaleur à la mi-journée, sous la lune, sous l'orage…»
Photo François Carrel
Au pont de l'Anchois, on quitte la route pour rejoindre le Cengle, socle de terre rouge sur lequel est posée la montagne. Depuis le terrible incendie d'août 1989, la végétation a repris ses droits, même si on est très loin de l'extraordinaire forêt de chênes verts disparue. Des oliviers et des pins ont été plantés, en ligne. «Il faudra au moins un siècle sans accident pour que ce versant retrouve son visage d'antan. Si jamais il le retrouve», souffle Grégoire. Çà et là, un tronc calciné subsiste. Peu à peu, le soleil monte, l'atmosphère se réchauffe : on a beau être en novembre, il faut bientôt tomber la veste. Ce n'est de fait qu'une fois l'été évanoui qu'il est possible de grimper ici ; s'y risquer durant la canicule estivale relèverait du masochisme.
Dernier raidillon à travers la garrigue, dans la terre ocre, et le pied du mur est atteint. Le peintre et le grimpeur ont le même geste instinctif, irrépressible : ils posent leurs paumes à plat sur le mur, sur la roche compacte déjà tiédie par le soleil.
En un clin d'œil, les cordes sont sorties et déjà Grégoire s'élève, enthousiasmé par la qualité du rocher sculpté. Plus l'on s'élève, plus le calcaire se révèle pur et immaculé, éblouissant, réverbérant les rayons du soleil jusqu'à la violence. «Ce rocher a une luminescence, presque une fluorescence, murmure Etienne. Un écran blanc naturel qui renvoie la lumière.» Cézanne lui-même l'avait écrit : «Regardez cette Sainte-Victoire, quel élan ! Quelle soif impérieuse de soleil ! Et quelle mélancolie, le soir, quand toute cette pesanteur retombe ! Ces blocs étaient du feu… Il y a encore du feu en eux…»
Diaphane. Pendant de longues heures, les grimpeurs jouissent d'une escalade inoubliable, au cœur d'un dédale de ressauts et de pierriers suspendus, de vires en promontoires, de brèches en arêtes effilées. L'itinéraire est rarement complexe, les difficultés techniques ne dépassent guère le quatrième degré (niveau facile), et pourtant, quel parcours ! Il a l'ampleur et la longueur d'une grande voie alpine, sa raideur par endroits et son engagement : les pitons d'assurage en place sont parfois très anciens, datant des débuts de l'escalade moderne dans le massif, dans les années 40 et 50, certains relais se font suspendus à de vieux arbres.
Enfin, le dernier mur, raide et compact, celui de la falaise de la Croix, s'offre aux grimpeurs, alors que la paroi a commencé à prendre la couleur orangée du couchant. Un superbe panorama à 180 degrés s'étend sous les grimpeurs, perchés à 800 mètres au-dessus du bassin d'Aix et de la vallée de l'Arc. «Le point de vue et la perspective sont totalement inversés par rapport aux tableaux de Cézanne : on domine tout», s'amuse le peintre, un peu tétanisé tout de même par le vide. Derniers mètres et la croix est là, immense. Les deux hommes sont assoiffés, moulus par l'escalade, mais rayonnants. Etienne montre un hameau au pied du versant nord couvert de garrigue. Là ! Le château de Vauvenargues, dans l'ombre déjà : «Picasso, qui adorait Cézanne, y est enterré. Il avait choisi le mauvais côté de la montagne, celui sans lumière…»
Le soleil a disparu, la température chute. Une longue descente, par un sentier escarpé, commence à travers la face sud. La nuit tombe lentement sur la Provence et sur la Méditerranée, tout au fond du paysage. Au dessus, la Sainte-Victoire, diaphane, vibrante de la lumière ténue d’un croissant de lune, continue de rayonner.
PRATIQUE
Y aller
La Sainte-Victoire est à un quart d’heure de route d’Aix-en-Provence, desservi par le TGV (navette vers le centre) et par l’aéroport international Marseille-Provence. On peut rallier la montagne en bus (ligne 13).
Y grimper
On y monte tout l’hiver, à condition qu’il n’y ait pas de vent. Deux guides, Philippe Légier et Bruno Douillet, connaissent la montagne comme leur poche.
D’autres professionnels de la Compagnie des guides et moniteurs d’escalade de Provence.
Y retrouver Cézanne
La visite des lieux de vie et de travail de Paul Cézanne s’impose. La bastide du Jas de Bouffan, maison d’enfance, l’atelier des Lauves et le terrain des peintres, d’où Cézanne a peint ses dernières Sainte-Victoire, les carrières de Bibémus…
L’office du tourisme d’Aix-en-Provence propose un circuit «Sur les pas de Cézanne», reliant ces lieux et plusieurs autres, dont le musée Granet, qui mérite lui aussi le détour.
Visites guidées obligatoires pour le Jas de Bouffan et les carrières de Bibémus.
Y dormir
Le choix le plus stratégique est sans doute de passer la nuit au village de Puyloubier, au pied de la face sud de la montagne Sainte-Victoire. On trouve tous types d’hébergement sur la commune.
Pour une ambiance «escalade» conviviale et rustique, choisir le gîte d’étape du grimpeur Daniel Gorgeon.
Plus classe : les chambres d’hôtes du domaine Genty, en pleine nature, ou le Relais de Saint-Ser, bel hôtel au pied de la falaise.