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Libération
Tunisie

Hammamet, été comme hier

Sous le soleil exactementdossier
Tout l'été, Libévoyages revisite le pourtour méditerranéen. Loin des hôtels sans âme, la station balnéaire conserve son charme des années 30, quand des dandys esthètes y firent construire de belles villas revisitant l’architecture traditionnelle.
Une villa Sebastian. (Dag Terje Filip Endresen / Flickr)
publié le 24 avril 2015 à 17h56
(mis à jour le 5 mai 2015 à 9h25)

Les publicités d'époque invitent à voyager «d'octobre à mai». Ça reste une bonne idée : on évite les hordes estivales et c'est la haute saison des agrumes qui s'épanouissent au microclimat d'Hammamet. Les premiers visiteurs, au début du XXe siècle, l'avaient bien compris, qui venaient chercher dans la petite station balnéaire tunisienne un hiver plus doux. Dotée maintenant d'une centaine d'hôtels, Hammamet se traîne la réputation d'une station sans âme livrée au tourisme de masse. Et il faut repartir sur les traces des premiers voyageurs pour s'en rappeler le charme et l'esprit d'antan.

L’épopée débute à Dar Sebastian, aujourd’hui centre culturel international. Sur le million et demi de touristes que charrie le site chaque année, quelques milliers ont la bonne idée de visiter ce vaste domaine, à l’écart du centre-ville. Car, même décati, c’est un bijou à ne pas manquer.

Aristocrate roumain installé à Paris, dandy et esthète marié à une riche veuve américaine, George Sebastian débarque à Hammamet à la fin des années 20. Ce n'est encore qu'un petit port de pêche entouré de vergers, desservi par une ligne de chemin de fer installée par le colon français. Sebastian s'y construit une villa qui revisite et épure l'architecture traditionnelle. Les voûtes croisées, emprunt aux maisons du coin, sont partout. Autour de la piscine, le portique, inspiré de la Grande Mosquée de Kairouan, repose sur des piliers nains, une innovation. Sous la galerie, la table en marbre noir est l'une des rares rescapées du mobilier art déco qui remplissait les pièces.«Il n'y a pas de fioritures, aucune surcharge. Il a fait un grand travail sur la symétrie, caractéristique de l'architecture musulmane», souligne Ridha Boukraa, auteur de Hammamet, études d'anthropologie touristique.

Le jardin aussi s’inspire des coutumes locales : les allées sont bordées de blanc, la terre finement ratissée est plantée de caroubiers, de cyprès ou d’orangers, mais aussi d’aloès, d’agaves et autres espèces tropicales. Quelque part au fond se tapit une sépulture sans épitaphe : c’est la tombe de l’illustrateur de mode Porter Woodruff, le grand amour de Sebastian…

«Bouche-à-oreille». Il n'est pas difficile de se figurer le raffinement des soirées qu'y donnait son hôte dans l'entre-deux-guerres, lorsque le gratin d'Europe et d'Amérique venait y séjourner. Le mondain a accueilli nombre de personnalités et d'artistes, tels Jean Cocteau, la créatrice de mode Elsa Schiaparelli ou le photographe Cecil Beaton. Il a ainsi fait la réputation d'Hammamet auprès de la crème occidentale, et inspiré un courant : la guerre finie, de riches Européens viennent se bâtir des maisons dans le «style Sebastian». Lui vend la sienne à l'Etat peu après l'indépendance, mais conseille les nouvelles autorités sur l'aménagement de la station et de ses derniers hôtels. Si bien qu'aujourd'hui encore sa trace se retrouve un peu partout, bien que noyée dans la masse touristique.

Ironie de l'histoire : Sebastian et ses raffinés disciples ont largement contribué à lancer l'activité. Driss Guiga, directeur de l'Office du tourisme dans les années 60, le confirme : «La Tunisie était un désert touristique. Ils nous ont beaucoup aidés, avec leur bouche-à-oreille. Avec eux, j'ai aussi appris que le vrai luxe en Tunisie était dans la simplicité.»

On quitte Dar Sebastian pour la médina, curieux mélange entre les modestes maisons de pêcheurs, souvent passées au bleu de méthylène, et celles revisitées par les étrangers. On les reconnaît à leurs murs blanchis à la chaux, parfois une porte blanche cloutée de noir, une fenêtre de fer forgé rectiligne. Depuis les ruelles, ces villas gardent leurs secrets. Mais, à partir de la digue, rehaussées d’un étage pour avoir vue sur mer, elles dépassent du rempart de pierre ocre et étalent leur opulence blanche.

Au coin du fort, imposante citadelle de pierre ocre bâtie au XVe siècle, le mythique café Sidi Bouhdid, aménagé à partir du mausolée éponyme, émane lui aussi d'une idée de Sebastian. Il avait même fait un plan, encore affiché au-dessus du comptoir - quoique pas trop respecté… C'est lui, paraît-il, qui aurait dessiné la porte en fer forgé. Touristes et locaux y apprécient la vue carte postale sur la baie : une coquette plage, où les pêcheurs reposent leurs barques en bois multicolores qui accrochent si bien la lumière.

De l’autre côté de la plage, la corniche déroule un autre chapelet de villas de la veine Sebastian. On les devine depuis le sable, cachées dans les arbres. La plupart ont été rachetées par le clan Ben Ali. L’une des filles a malmené la délicate maison de la Lune, du photographe américain David Massey. Slim Chiboub, un gendre, a racheté la propriété de Nicolas Feuillatte, créateur de la célèbre marque de champagne. Quant à Sakher el-Materi, autre gendre, il s’en est arrogé deux. Confisquées par l’Etat après la révolution, plusieurs de ces maisons ont été pillées. Certaines sont accessibles, mais c’est mal famé, préviennent les riverains.

Cage du tigre. Chez Materi, les occupants du jour sont deux jeunes qui s'exercent au parkour (courses, sauts et escalades en milieu urbain) et un troisième qui vole du carrelage. Ils s'improvisent guides. La demeure est encore élégante, malgré sa ruine et les dalles dépiautées de leur marbre. La grande salle voûtée a été vidée de ses meubles. Les multiples stèles et colonnes antiques, volées par le gendre de l'ex-raïs pour faire sa déco, ont été récupérées par l'Institut du patrimoine. Dans le jardin revenu à l'état sauvage, la cage du tigre est envahie par la verdure.

Aujourd'hui, Hammamet bruisse d'envies de changement. «On peut faire autre chose que du tourisme de masse. De toute façon, on n'a pas le choix. Bronzer idiot, c'est dépassé», assène Mouna ben Halima embrassant du regard Yasmine Hammamet, un ghetto à touristes au sud de la ville, avec sa médina de carton-pâte et ses grands hôtels sans âme collés au sable… A l'inverse des recommandations de Sebastian, qui préconisait de construire en retrait, «pas plus haut qu'un cyprès». Cette hôtelière, qui a hérité d'un quatre-étoiles vétuste, a tout cassé pour en faire un établissement de luxe : la Badira, qui vient d'ouvrir, entend recréer l'univers du voyage des années 30. Comme chez Sebastian, tout est blanc, beige, chic et épuré. «Une façon, dit-elle, de rendre hommage à cette communauté qui a fait Hammamet.»