C'est une petite maison. Pour s'y aventurer, il faut dépasser une barricade branlante. Et gravir quelques marches en moellon. Contre le toit de tôle, les fines gouttes de pluie résonnent si fort qu'elles paraissent orage. «Joli temps pour tisser», fredonne Hector Alarcon, les genoux pliés et le ventre affalé sur le tabouret soutenant le chapeau qu'il crée de ses mains. Un peu à l'étroit dans la demeure qu'il partage avec sa femme son fils et sa mère, depuis que son père est décédé, l'artisan de 30 ans perpétue la tradition. Dans son village équatorien de Pile, la moitié des 700 habitants vit de la fabrication du sombrero de Montecristi, le mal-nommé chapeau de Panama. Pile est pourtant l'unique bourgade au monde à fabriquer les plus célèbres des couvre-chefs. Extrafin, aux larges bords, blanc, cerclé d'un ruban noir.
«Mes parents m'ont enseigné à tisser alors que j'avais à peine 13 ans. Ici, c'est presque une obligation», dévoile l'artiste. Sur les murs terreux de la maisonnette, dans la pièce à vivre qui fait office de cuisine, salle à manger, atelier de tissage et salle de jeux, un portrait jaunâtre du père veille. «Il a exercé ce travail pendant 50 ans. Il était très réputé», vante le fiston.
C'est quelques ruelles en contrebas que tout débute. Lorsqu'une fois par semaine, Horacio, 28 ans, quitte Pile à cinq heures du matin pour se rendre dans ses champs de paja toquilla, une plante originaire d'Equateur semblable aux feuilles de palmier. «C'est à deux heures de marche», confie l'agriculteur. Il est le seul du patelin occupé à cette tâche fastidieuse. Labourer, planter, tailler, récolter. «Sans lui, nous ne travaillerions pas», reconnaît Hector, venu lui en acheter une bonne poignée, pour cinq dollars.
Planté sur une chaise en plastique, il s'applique à couper le végétal aux extrémités. Dans le fond de la pièce, son épouse, enceinte, surveille la marmite d'eau bouillante destinée à assouplir la paille. A coups de bâton, elle remue le breuvage. Puis vient le temps du séchage. Pendant quatre jours. De quoi permettre à Hector de poursuivre son œuvre en cours. Ses doigts filent, tressent, croisent. La coiffe se dessine. Dans presque trois mois, il sera prêt. Si le climat n'est pas capricieux. «Quand il fait trop chaud, impossible de travailler. La paille devient noire, elle sèche», explique Hector, rangé derrière ses grosses lunettes à double foyer. C'est donc à trois heures du matin que le réveil du travailleur sonne, pour une journée de dix heures de labeur. Tandis que le monde entier écorche le nom de son gagne-pain. La faute au président américain Theodore Roosevelt qui l'a porté lors de la photo de l'inauguration du canal de Panama, en août 1914.
A Montecristi, à trente kilomètres de Pile, les vendeurs du fameux objet ne sont pas aussi dociles qu'Hector. «C'est notre chef d'Etat Alfaro qui l'avait promu auprès des ouvriers sur le chantier. Ils l'ont baptisé Panama hat's», s'énerve Yoanny Mero, responsable de la société Toquefina SA. Une injustice centenaire que Flerida Pachay, tisseuse octogénaire et citadine, s'acharne à renverser. «Ma famille a beaucoup agi pour qu'on l'appelle chapeau de Montecristi. La production étant 100 % équatorienne, c'est logique», lutte encore sa voix à peine audible. Au mur, la récompense s'affiche. Elle l'admire toujours : «Nous avons obtenu en 2009, de la part de l'Institut équatorien de la propriété intellectuelle, une appellation d'origine contrôlée sur le produit». Il faudra trois années supplémentaires pour sa reconnaissance par l'Unesco comme patrimoine culturel immatériel de l'humanité. Depuis, 75000 mille touristes affluent annuellement à Montecristi. Modesto avait flairé la bonne affaire en fondant sa société Modesto Hats. «Je vends en moyenne 20 à 30 chapeaux par semaine, pas de quoi se plaindre.» Et pour ceux qui possèdent des filons internationaux, comme Yoanny Mero, c'est le pactole assuré : «Nous vendons 90 % de nos chapeaux extra-fins à Hawaï mais aussi en Norvège, en France, en Espagne et au Mexique, entre 60 et 1400 dollars.»
Un emballement économique qui ne ricoche pas jusqu'à Pile. Ou inégalement. On dit de Simon Espinel, 38 ans, qu'il est le «meilleur tisseur». Il sourit. La maison qu'il habite est la preuve de son ascension sociale. Un portail en fer forgé ouvre sur un jardinet mal entretenu. Sous un abri, une jolie voiture comme on n'en croise pas à Pile. Et deux étages pour accueillir une famille en construction. A l'intérieur, du linge lavé en machine attend d'être plié. Des jouets de bébé jonchent le sol, la télévision braille et deux canapés confortables meublent le salon. La cuisine est dans une pièce à part, les chambres à l'écart. Simon ne s'en cache pas, il est chanceux. «Mon cas est spécial, je travaille avec un Américain qui revend mes chapeaux 25 000 dollars».
L'Equatorien a négocié un salaire mensuel de 370 dollars, presque le SMIC équatorien. Mais surtout une commission de 6000 dollars sur chaque objet vendu. De ce contrat juteux, Hector n'en fantasme pas. Le regard fuyant vers la photographie du paternel, il grimace : «Je connais ce gringo, il nous insulte. Moi, j'ai des valeurs». Si Simon tisse deux chapeaux par an et gagne 1370 dollars par mois, Hector en fabrique quatre à six et ne touche que 300 dollars par article. «C'est un emploi guère rémunérateur. Mais c'est le travail que l'on m'a transmis», concède l'homme, coincé sous son marcel blanc sali et son jean usé. Dans la fourgonnette qui le trimballe de Pile à Montecristi, son chapeau prend mystérieusement de la valeur. «Il est vendu entre 500 et 4000 dollars en boutique», grogne l'artisan, «donc contrairement à moi, les commerçants ont de belles voitures et de grandes maisons.»
Rares sont les touristes qui s’enfoncent à Pile. Jamais un acheteur fortuné n’est venu toquer à la porte de la famille Alarcon. Pour lui permettre de gagner un salaire juste. Réparer cette barricade branlante ou solidifier l’escalier en moellon de sa petite maison.