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Gibraltar

Fish and chips and tortillas

Sous le soleil exactementdossier
Enclave britannique en terre andalouse, ce «Rocher» est une mosaïque où l’on peut se poser dans des pubs, manger des tapas ou visiter des sites néandertaliens et des mosquées.
Le «Rocher». (bvi4092 / Flickr)
publié le 16 septembre 2016 à 17h11

Lilliputien territoire britannique de 6,8 km2, fiché tel un étrange appendice dans un recoin de la péninsule Ibérique, le «Rocher» (son surnom, du fait qu'il est dominé par une impressionnante masse rocheuse) est en soi une anomalie. Tant géographique qu'historique. Ses pubs très british, ses bobbies flegmatiques, ses rouges cabines téléphoniques comme à Londres… A l'orée du détroit de Gibraltar, aux portes de deux continents et au carrefour de l'Atlantique et la Méditerranée, cette survivance coloniale qui regarde l'Afrique est d'un exotisme qui vous saisit dès le passage de la frontière. Promenade au gré de quatre lieux bigarrés et mélangés.

1- La «Caleta» ou la baie des Catalans

Dans cet écrin septentrional du Rocher, l'Espagne semble bien loin. Tout au long de cette baie bien dessinée, où cohabitent baigneurs et pêcheurs au son des mouettes, on ne sait d'ailleurs pas très bien où l'on est. Au large, en direction du Maroc, la vue des pétroliers qui attendent d'être ravitaillés en carburant est brouillée par la condensation que génère le levant, ce vent océanique chargé d'humidité. Souriant, dans la force de ses 34 ans, Timothy Milan trouve cette étrangeté des plus normales. Logique, puisqu'il est né ici, dans la Catalan Bay (un ancien refuge pour Catalans après la guerre de Succession, au XVIIIe siècle), lui et cinq générations de ses ancêtres. Petite barbe, sportif, ce policier britannique précise que cet endroit très populaire parmi les Gibraltariens est en réalité connu comme «la caleta», un étagement de maisons basses adossées à une vertigineuse paroi rocheuse, aux couleurs pastel allant du vert émeraude au rose clair. «Cela fait italien, n'est-ce pas ? Normal, cela a été peuplé surtout par des Génois.» Un de ses ancêtres figurait parmi les premiers arrivants, et Timothy en tire gloire. Seul bémol : le splendide hôtel surplombant le lieu aux allures décadentes, le Caleta, affiche son intention de se développer comme un cinq étoiles sans âme… Shocking !

2- Le Piazza, cœur de la vie sociale

Où iront se retrouver en terrasse deux llanitos, surnom donné aux habitants de Gibraltar ? Forcément au Piazza, kilomètre zéro de la convivialité locale. Quoique cet ancien cœur touristique soit supplanté désormais par la place Casemates. Au départ de Main Street, ce café-restaurant, dont le premier étage n'est autre que le Parlement du Rocher, a conservé toute sa force d'attraction et sa popularité. Commerçants, hommes politiques, financiers ou touristes, tous adorent y déguster une tortilla de patatas (difficile d'échapper à l'influence espagnole) ou le traditionnel fish and chips (son équivalent british). Tirant avec un hédonisme tout méditerranéen sur un cigare havanais, Fortunato Azzopardi trône ce jour-là en terrasse de ce négoce. La soixantaine bien en chair, «Forty» (on ne le connaît que sous ce nom) a fondé cette institution en 1974 : «Depuis, je me suis attaché à en conserver l'atmosphère, à préserver la convivialité.» Ouvert à partir de 8 h 15 et fermant ses portes dès 19 h 30, le Piazza observe des horaires très britanniques. Pourtant, à regarder Forty, de grands-parents maltais, et ses amis de comptoir, à la gouaille toute méridionale, on sent bien que le lieu est surtout un creuset méditerranéen, ce qu'est par essence Gibraltar.

Un macaque berbère. Photo AP

3- Le sanctuaire de l’Europe

Même ce chauffeur de bus d'ascendance anglo-andalouse, qui se fait appeler Gilbert et qui passe y déposer des touristes tous les jours, trouve l'endroit curieux : «Certainement l'un des spots européens les plus étranges.» A commencer par sa position géographique : la plus méridionale d'Europe. Dans cet endroit battu le plus souvent, comme ce jour d'été, par les vents du large à décorner un bœuf, le panorama présente un ensemble bigarré, hétérogène, qui résume l'histoire de l'enclave, anciennement maure et espagnole. Le long des côtes où s'alignent fièrement les canons de Harding's Battery (du nom de l'ingénieur qui les construisit en 1859), une vision d'aigle permet d'entrapercevoir Ceuta et le mont marocain de Sidi Moussa, qui culmine à 2 750 mètres.

Face à nous, le drapeau british qui claque devant l’université, un terrain de cricket envahi par des mouettes et la mosquée Ibrahim-al-Ibrahim. Plus loin, la véritable attraction : le sanctuaire de Notre-Dame de l’Europe, la patronne de Gibraltar, où préexistait une mosquée avant sa conquête espagnole en 1309. Ce modeste édifice, dont la peinture blanche s’effrite par endroits, fait l’objet, affirme-t-on ici, d’une vénération dans tout le vaste monde catholique.

4- Un entrelacs de grottes

Oui, il faut pour parvenir à l’embrasure des grottes de Saint-Michel un peu de volonté : traverser un trafic saturé sur cette mini-route qui serpente vers le point culminant, passer outre les flopées de macaques peu sympathiques - il est vrai très sollicités, on en compte environ 300. Mais le jeu en vaut la chandelle, une fois qu’on a pénétré dans cette cathédrale souterraine, transformée en auditorium qui se teinte de lueurs bleues, roses ou ocres, et où, avec un peu de chance, on peut assister à une pièce de théâtre, un ballet ou un concert classique. Sur les flancs, des cascades de calcite évoquent des orgues ou des parois méticuleusement sculptées.

Sachez toutefois que ce spectacle des yeux n'est qu'une infime partie de ce que le Rocher recèle de galeries et de grottes. Certaines ont acquis un prestige mondial, comme la grotte de Gorham, qui abrite le dernier site néandertalien connu (vieux de quelque 28 000 ans) inscrit en juillet 2016 au patrimoine de l'Unesco. «Un conte de fées devenu réalité», s'exclame le directeur du musée, Clive Finlayson.

Tito Vallejo Smith, affable retraité de 68 ans, qui fut sergent des forces gibraltariennes pendant trois décennies, ne se lasse pas de révéler aux curieux la richesse souterraine du territoire britannique : «Au bas mot, il y a 52 kilomètres de galeries et au moins 150 grottes. Le Rocher est un gruyère.» Un gruyère grignoté surtout pendant la Seconde Guerre mondiale où, craignant une attaque nazie, on construisit sous terre des réservoirs d'eau, des mini-centrales électriques et même… des hôpitaux.