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Libération
Reportage

Málaga : le temps maure de Picasso

Sous le soleil exactementdossier
Déambulation au cœur de la cité balnéaire d’Andalousie, ville natale de l’artiste, pour approcher l’enfant précoce qui peignait la mer et se rêvait torero.
Lors de la feria d’août de Málaga. (Photo Xavier de Torres. Hans Lucas)
par Léa Charron, envoyée spéciale à Málaga
publié le 8 septembre 2017 à 18h26
(mis à jour le 9 novembre 2017 à 16h51)

Le Málaga où est né et a vécu pendant dix ans le jeune Pablo Picasso, à la fin du XIXe siècle, n'existe certainement plus. Peut-être était-ce encore ce pays dépeint par Victor Hugo en 1829 : «L'Espagne c'est encore l'Orient ; l'Espagne est à demi africaine.» La cité andalouse, capitale de la Costa del Sol, elle, bout toujours sous un soleil de plomb, entre la mer et ses plages aguichantes, et les montagnes nues où le karst et le schiste secs accueillent, sur les coteaux, des cultures intensives et vulnérables de légumes, d'oliviers et de tournesols grillés. L'Alcazaba maure, forteresse dressée avec ses nombreuses tours sur une colline au cœur de la ville, guette les visiteurs de passage. Son enceinte referme l'ancien palais des gouvernants musulmans et des jardins, où l'odeur de jasmin se mêle à celle de l'hibiscus.

L’œuvre de Picasso, tournée vers l’Antiquité gréco-romaine, la mythologie, la danse et la tauromachie, a toujours puisé dans cet immense mélange des cultures qui caractérise la cité andalouse. De sa maison natale de la Plaza de la Merced, où il fit ses premiers croquis, jusqu’à la digue extrême du nouveau port de plaisance, désormais submergé de bars et de restaurants, nous avons suivi les traces de l’enfant du pays.

La Méditerranée

La balade commence dans le bleu de cette mer andalouse, où s'alanguissent des plages de sable noir et brûlant. Les silhouettes des grues du port de commerce, immenses tels des hérons immobiles, tranchent avec les vieilles pierres de la ville. De l'autre côté : les vestiges du théâtre romain, la cathédrale, le Palacio de la Buenavista, qui abrite depuis 2003 le musée Picasso… Très tôt, Picasso a peint cette mer qui a vu débarquer, au cours des siècles, 100 000 étrangers - les Phéniciens qui fondèrent «Malaka» (endroit où l'on sale le poisson), les Grecs, les Romains et les Maures. Le Crépuscule dans le port de Málaga, l'une de ses premières peintures à l'huile, est signé d'un «P. Ruiz» noir et franc - quand il signait encore du nom de son père, José Ruiz y Blasco. On y voit, sur des eaux tranquilles, un homme seul, dans une petite embarcation, rejoindre à la rame un vieux gréement. Nous sommes alors en 1889 et le peintre - si le mot est permis - a 8 ans.

Sans doute l'ombre de Pablo Picasso plane-t-elle également sur la plage de La Malagueta, où il dessinait pour ses sœurs d'un seul trait sur le sable avec un bâton, «le chien par la queue», «le poisson par la nageoire» ou «le pigeon par le bec», en revenant exactement à son point de départ.

Plaza de la Merced

Les pigeons gris dorment toujours sur la Plaza de la Merced, avec son obélisque érigé en l’honneur du général Torrijos et de ses compagnons, fusillés par les troupes de Fernando VII en 1831. Entre les orangers, les arbres à soie et les jacarandas, un Picasso de bronze a pris place sur un banc, un carnet à la main et se prête, malgré lui, au jeu de la photo, à côté des touristes. C’est ici que le peintre a vu le jour, le 25 octobre 1881, au numéro 36 (actuel numéro 15) de la place ; au premier étage d’un bâtiment enclavé dans l’ensemble architectural, connu sous le nom de Casas de Campos. A l’extérieur, musiciens de rue, domestiques et soldats faisaient un tapage continu quand Picasso enfant, au milieu des oiseaux, jouait et s’imaginait torero en faisant des «passes» de matador avec une cape, avant que les voisins gitans ne lui fassent découvrir le flamenco et la guitare espagnole, déclinés plus tard dans ses peintures, tout comme les pigeons et les colombes. L’ancien terrain de jeux de l’artiste a laissé place à de nombreuses terrasses qui ne s’animent que tard le soir, à l’heure où les étudiants viennent déguster vins et tapas.

La maison natale

Occupé par la Fondation Picasso, l'appartement des Ruiz se visite et retrace l'enfance du peintre à Málaga. Vêtements de communion, acte de naissance, photographies de famille, vieux mobilier abritant des lettres en liasse côtoient les peintures de José Ruiz y Blasco qui servaient de modèles à Picasso pour ses premières reproductions. Le père, conservateur du musée municipal et maître de dessin à l'Escuela de San Telmo, enseignait sans ménagement le coup de crayon. On y trouve aussi des livres illustrés par Picasso et certains carnets de dessins, dont l'un contient les ébauches des Demoiselles d'Avignon,peinture qui a marqué le début de la «période africaine» ou «précubisme».

La dernière pièce de l’exposition permanente présente 25 céramiques : là, une assiette traditionnelle dont les traits empruntent à la préhistoire et à la mythologie a été transformée en arène de corrida, sous la main de l’artiste.

Les arènes de La Malagueta

Picasso a dit : «Ce que je voudrais, c'est faire une corrida comme elle est… Avec tout, toutes les arènes, toute la foule, tout le ciel, le taureau comme il est et le torero aussi, toute la cuadrilla, les bandilleros, et la musique, et le marchand de chapeaux de papier. Il faudra une toile grande comme une arène. Ce serait magnifique.» Le peintre s'est souvent imaginé, dans sa période tauromachique, devenir toro noir ou bien Minotaure, l'homme-taureau qui se masque et se démasque.

A 8 ans déjà, il peignait le Petit Picador jaune, considéré comme sa première peinture inspirée par les corridas où l'emmenait son père le dimanche, dans les arènes de La Malagueta, près du port. De style néo-mudéjar, le bâtiment a la forme d'un polygone à seize côtés, malheureusement encerclé par de hauts immeubles modernes qui, depuis, lui ont volé la vue sur la mer. On y flâne un moment avant de retourner vers la Plaza de la Merced, qui se réveille à mesure que la nuit tombe.