Pimpante dans son ensemble rouge, Magda Rebutato, 80 ans, se souvient. De tout. Du gramophone et des disques qu’elle jouait dans la «villa blanche» abandonnée dominant la baie. Des grandes vacances passées avec son mari Robert et Le Corbusier en voisin, du bar-paillotte familial de bric et de broc… D’étés indolents entre ciel méditerranéen et onde d’azur, on ne sait plus trop tant ils se confondent, à apprécier le destin extraordinaire de ce morceau de Côte d’Azur resté modeste, à un jet de bouchon de champagne de Monaco.
Car Roquebrune-Cap-Martin, enseveli sous les pins de ses collines, s’est vu confier la garde d’un secret architectural de classe internationale : sur la parcelle où Magda prend immuablement ses quartiers d’été se côtoient en toute simplicité la Villa E-1027, construction mythique de l’architecture moderniste, une unité de camping et un cabanon construits par Le Corbusier, et l’ex-bar rustique éblouissant d’esprit «cabanonnier» de la famille Rebutato, l’Etoile de mer.
Alors que les fous d’architecture ont dû longtemps se faufiler pour se glisser dans la villa, un temps abandonnée, ils peuvent désormais visiter de façon officielle ce patrimoine d’exception, grâce à l’association Cap moderne, qui orchestre depuis 2014 un ambitieux programme de restauration.
1 E-1027, la villa manifeste
Courant entre voie ferrée et plage du Buse, le sentier tapissé d’aiguilles de pin crisse sous le pied - il mène à la première des réalisations nées sur le site : la Villa E-1027. Œuvre de la designeuse irlandaise Eileen Gray (1878-1976) et de son compagnon d’alors, l’architecte roumain Jean Badovici, le petit navire de béton sur pilotis est terminé en 1929. Ce nom codé (E pour Eileen, les chiffres jouant avec la position de leurs initiales dans l’alphabet) va devenir l’une des réalisations phares de l’architecture moderne, fourmillant des trouvailles formelles de deux esprits peu impressionnés par les diktats du moment - bisexuelle, entrepreneuse, l’Irlandaise défriche son époque à la machette.
Leur maison va devenir un manifeste de cette «architecture vivante» louée par Badovici. Son mobilier astucieux, fixe ou escamotable, inspirera les futurs géants du meuble en kit et, malgré l'apparente sévérité minimaliste de cette habitation aux pièces desservies par une coursive de bateau (bouée comprise), E-1027 pratique un humour subtil. Surlignant l'inattendu, l'ami de Jean Badovici, Le Corbusier en personne, y peindra huit fresques murales durant l'été 1938, nu comme un ver. «Mon mari disait toujours que "Corbu" ne pouvait pas voir un mur sans le tagger !»glousse Magda.
Moins sensible à ce street-art, Eileen Gray qui découvre ce geste hédoniste par presse interposée (elle est séparée de Badovici - décédé en 1956 - depuis 1932), s'en prend vivement au peintre architecte. Néanmoins, cinq de ces «actes de phallocratie nue»(dixit le critique d'architecture Rowan Moore) subsistent toujours aujourd'hui. Ils ont même été laissés intacts par les graffeurs amateurs qui squattèrent la villa semi-abandonnée, entre 1996 et 1999, après le meurtre de son dernier propriétaire privé.
2 L’Etoile de mer sur la colline
C'est un caboulot (petit bar à la clientèle populaire) marin qui donne sa «méditerranéité» aux chefs-d'œuvre architecturaux qu'il semble protéger ici. L'Etoile de mer, catalyseur d'inspiration, est construit en 1949 par Thomas Rebutato, le beau-père «artiste brut» de Magda, ancien plombier-chauffagiste. L'un de ses premiers clients travaille dans la villa blanche E-1027, juste en bas des marches. C'est Le Corbusier, encore lui, qui planche sur les plans d'urbanisation de Bogotá dans la maison d'été de son ami Badovici. Séduit par la convivialité et la simplicité de l'accueil de cette gargote à flanc de colline où le perroquet se nourrit de spaghettis sauce tomate, Le Corbusier prend pension. Le fils du propriétaire, Robert, fasciné par l'architecte, devient son protégé. «Il lui disait, ne fais pas l'école, ils vont te tuer !» se souvient Magda, tant et si bien que Robert deviendra aussi architecte - il rencontrera Magda à Paris, alors qu'ils travaillent tous deux dans un bureau d'études du Corbusier.
Paillotte de bois aux étagères où se côtoient pêle-mêle lithographies, carafes vintage d'anisette, photos de berger allemand ou lunettes rondes du maître, le tout est rehaussé bien évidemment d'un «graff» du Corbusier sur l'un des murs extérieurs : son tableau Saint-André des oursins. Définitivement fermé en 1984 et scrupuleusement protégé par Magda, l'Etoile de mer, on le sent, fut l'âme des lieux.
3 Le cabanon minimum
Le Corbusier n'a pas attendu la tendance des tiny houses. En 1951, trop charmé par l'Etoile de mer pour n'y être que de passage, il demande à Rebutato la permission de se construire un cabanon mitoyen au caboulot. De cette cellule minimum au look extérieur de cabine forestière cubique, son concepteur dira : «J'ai un château sur la Côte d'Azur, qui fait 3,66 mètres par 3,66 mètres. C'est pour ma femme, c'est extravagant de confort, de gentillesse.» Mesures répondant à sa norme du Modulor, aplats verts et blancs au plafond, inévitable fresque : l'esthétique Le Corbusier s'exprime sur la microsurface. Même si le mobilier s'y résume à un couchage, une table et quelques rangements, sa «cabine de bateau» est devenue une autre icône universellement saluée de l'architecture moderne.
Juste à côté, le visiteur pourra aussi passer sa tête dans l'une des cinq unités de camping dessinées par l'architecte pour Rebutato, «contrepartie à la bonne franquette», comme décrit Magda, pour avoir laissé Le Corbusier squatter un bout de son terrain. Avec leur look japonisant, ces cellules de camping monacales, en bois elles aussi, sont le prototype parfait d'un habitat de loisir idéalement méditerranéen dans l'esprit de l'architecte : elles surplombent sa Méditerranée chérie, celle qui l'engloutit à jamais un jour de 1965.
A lire Tout un monde lointain de Célia Houdart (P.O.L., 2017).