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Sicile

Gibellina, l’art de la résurrection

Sous le soleil exactementdossier
Ravagée par un tremblement de terre en 1968, la petite ville de Sicile s’est réinventée en installation géante de land art dans les années 70 et 80.
«Il Grande Cretto» (1984-1989) d’Alberto Burri. (Photo Katie Callan)
publié le 15 décembre 2017 à 17h26
(mis à jour le 6 avril 2018 à 10h39)

Sur l'intouchable, l'hédoniste, la paradisiaque Sicile, il est assez rare de lire qu'une bourgade est «le symbole d'une triste utopie», voire que sa genèse fait partie des «restaurations les plus désastreuses du monde», comme l'a raillé en 2016 un blogueur sur le site du Guardian. La faute de Gibellina, petite commune située dans les terres à quarante-cinq minutes au sud de Palerme ? Avoir osé un geste fou pour s'extirper de la masse de ces villages taiseux et quelconques de l'île italienne. Depuis quatre décennies, ses 4 500 habitants vivent en effet au beau milieu d'une installation géante de land art à consonance eighties mégalomane, commissionnée à de grands artistes italiens par son ancien maire Ludovico Corrao (assassiné en 2011).

Curiosité absolue pour amateurs d'urbanisme expérimental brutalisto-baroque, cette ville-musée nouvelle n'a pu naître que par la mort d'une autre : en 1968, un tremblement de terre détruit entièrement la Gibellina originale de la vallée du Belice. Gibellina Nuova s'érige 9 kilomètres plus loin. De la tragédie, il ne reste qu'une immense cicatrice mémorielle : Il Cretto di Burri, colossal labyrinthe de béton sur 10 hectares, la plus connue et controversée des introductions à «Gibellina la nouvelle», que l'on pénètre via une immense étoile de métal à cinq branches sous laquelle passe la quatre-voies, avant d'en découvrir la cinquantaine d'œuvres polymorphes et radicales, éparpillées dans cette ghost town où artistes et population n'ont jamais vraiment dialogué - la meilleure raison du monde pour aller y frémir en personne et vivre une authentique expérience jubilatoire et désaxée.

«Il Cretto di Burri» : un Pompéi de ciment

Vingt minutes de voiture (trente si un troupeau de chèvres squatte la route de montagne), des ornières, des collines verdoyantes : la vraie Sicile avec ses champs et ses vignes… où surgit soudain un flanc de colline entièrement bétonné.

Invité par Corrao à poser une œuvre dans la nouvelle ville en cours «d'installation», le grand sculpteur Alberto Burri cherche plutôt une vraie intention. Transporté sur le site des ruines du tremblement de terre, il s'émeut tellement qu'il présente un projet pharaonique : influencé par les lacs de sel asséchés de Californie, lui qui se plaît à «démontrer l'énergie de la surface» va faire du site son propre tombeau en y coulant des mètres cubes de béton, parcouru par les artères - réelles ou imaginaires - de l'ancienne cité en découpe.

Finalement, une concrete jungle censée enterrer la mort mais pas les âmes, qui pourchassent sans doute encore Burri au-delà du Styx pour les avoir sarcophagées dans ce Pompéi de ciment. Œuvre d'art monumental polémique construite entre 1984 et 1989, le Cretto a fini par inspirer à son tour : le dédale burrien a notamment été filmé en 2008 par le plasticien français Raphaël Zarka en 2008, qui y suit les déambulations d'un personnage coiffé d'un énorme casque aveugle.

La «Chiesa Madre» : l’église du «Prisonnier»

Phare de la ville qu'elle domine entièrement, la Chiesa Madre (1972) de Ludovico Quaroni est bâtie sur un plan carré, beige, et relativement classique - hormis ces drapés élancés pour les cloches que ne renierait pas sa coreligionnaire de La Grande-Motte. Sauf que son agora est parasitée par un globe blanc d'une quinzaine de mètres de diamètre, flottant là comme par magie.

A rapprocher des architectures utopiques d'Etienne-Louis Boullée et Claude-Nicolas Ledoux, cette «église mère» symbolise l'univers, le divin (sphère) cohabitant avec la parallélépipédique perfection humaine de ses murs. A la réflexion, elle entérine surtout la possibilité que le «Rover», cette grosse balle blanche qui poursuit les fugitifs dans la série le Prisonnier, a débarqué en Sicile pour phagocyter les mécréants. Saisissant !

Dans le centre-ville, tête d’alien et italo-disco

Amplifiée par le silence de la ville-fantôme, la quête de l'art dans Gibellina est rythmée par la présence subliminale du tremblement de terre : à intervalles réguliers, l'installation Torre Civica, tour de béton conique d'Alessandro Mendini (1987) affublée de joyeuses ailes multicolores, diffuse un montage sonore évoquant la catastrophe, en bordure d'une immense place dallée où vivote le petit bistrot Agora. Tout est accessible à pied (1).

Juste à côté, le Meeting et le spectaculaire Teatro (tous deux de Pietro Consagra), tête d'alien inachevée de 50 mètres de long au béton craquelant, ouvrent sur l'indescriptible Sistema delle Piazze («système des places»), enfilade de cinq places conçue par Franco Purini et Laura Thermes, dans un style équilibriste entre Ricardo Bofill et futurisme romano-lyrique de Deux Heures moins le quart avant Jésus-Christ : colonnades ocre à perte de vue, portiques, frontons - si les claviers synthétiques du style musical italo-disco des années 80 prenaient forme physique, ils ressembleraient à ceci.

Un musée et une montagne de sel

A l’écart de Gibellina, une colline plantée de ce qui fut autrefois la seule ferme du coin, avant que la ville nouvelle ne vienne s’implanter là. C’est le refuge de la fondation Orestiadi di Gibellina, établie en 1981 et présidée par l’exalté maire Ludovico Corrao jusqu’à sa mort.

Après la folie des grandeurs conceptuelle in situ des années 70 et 80, c'est elle qui préside au futur artistique des lieux, prolongeant les propositions sous des formes plus muséalement classiques : annoncé par les chevaux d'apocalypse plantés dans la sculpture Montagna di Sale (Mimmo Paladino), coulée elle aussi à flanc de colline, le sanctuaire abrite deux musées - notamment le très dense Museo civico di arte contemporanea, avec plus de 100 artistes contemporains en exposition permanente.

Après les déambulations au Cretto ou en ville, cette halte au lieu-dit Baglio di Stefano est la conclusion parfaite pour clore la visite de Gibellina, phénix sicilien ressuscité de ses cendres sans se soucier des convenances.

(1) Le musée d'art contemporain édite une carte gratuite de toutes les œuvres en ville, visibles exhaustivement en une grosse journée.

Y aller

Deux opérateurs low-cost (Easyjet et Ryanair) se disputent les liaisons vers Trapani ou Palerme depuis la France, avec des tarifs très avantageux (entre 50 et 100 euros l’aller-retour). Gibellina est situé à environ 45 minutes de voiture de ces deux aéroports.

Y dormir

Mille e Una Notte Un hôtel néochic idéal. Via Petro Novelli, 13, Gibellina. Rens. : 1000eunanotte.com

Y manger

Pizza Time L’un des rares restaurants ouverts à l’année, maître dans l’art du pesto alla trapenese (aux amandes). Viale F. de Roberto 1, Nuova Gibellina.

A voir

Museo civico di Arte contemporanea

Entre land art et salles d’expo, dans une immense ferme rénovée, l’un des lieux les plus spectaculaires et inattendus d’Europe.

Baglio di Stefano Rens. : Gibellina.siciliana.it

Cretto di Burri De Gibellina, conduire sur la SS 19 en direction de Santa Ninfa (compter 20 à 30 minutes).

Cinéma

Azzurro de Mauro Caruso (2017). Une relecture de Gibellina par une équipe de skateurs.

Rens. : Vimeo.com/219348568

Cretto de Raphaël Zarka (2008), Déambulation artistique dans le Cretto di Burri. Rens. : Dailymotion.com/video/x7q39l

Et aussi

Soif de Méditerranée après ce very good trip aride ? A 45 minutes de voiture, direction San Vito Lo Capo, mini-cap Corse d'eaux turquoises et de montagnes entre Palerme et Trapani, avec ses deux réserves naturelles intactes : Zingaro et Monte Cofano.