Le SMS de l'opérateur téléphonique est catégorique : «Hors Europe et DOM-TOM», l'activation automatique des données cellulaires vous a déjà coûté une blinde. Voilà pourtant à peine une heure que vous êtes à Kastelorizo. Une petite île grecque paradisiaque atteinte, il est vrai, à l'issue d'un long périple. Et dont la dernière étape, effectuée à bord d'un coucou à hélices, a pu susciter quelques frissons au moment d'atterrir sur le plus petit aéroport de Grèce. Un simple hangar aménagé, une minipiste : il y a d'emblée ici comme un parfum de bout du monde. Tous les repères se perdent à Kastelorizo, la plus orientale des îles grecques, dotée d'un petit port aux façades colorées pour seul lieu d'habitation.
Sur la carte, ce petit caillou de 9 km2 se perd dans l'immensité bleue, perle isolée juste en dessous de la Turquie. Dont les réseaux téléphoniques, bien plus puissants, connectent automatiquement tous les portables à l'opérateur Turkcell. En choisissant cet îlot à 558 km d'Athènes pour annoncer, en avril 2010, la faillite de son pays et le début de la crise grecque, le Premier ministre Georges Papandréou avait suscité la risée de ses concitoyens. Si petite, si lointaine, l'île de Kastelorizo n'en est pas moins grecque depuis l'Antiquité.
«En réalité, même la rive en face a longtemps été peuplée de Grecs. Autrefois, la principale ville, côté turc, s'appelait Antifileos : "l'ami d'en face". Nos familles vivaient sur les deux rives. Puis il y a eu le conflit de 1922 qui a conduit à l'exode des populations grecques», rappelle le propriétaire de la taverne Aioli, sur le port. A quelques mètres, se dresse la silhouette d'un grand bateau militaire gris. Parfois des Zodiac surmontés à l'avant de mitraillettes fendent les eaux immobiles de la baie. Dans la torpeur de midi, personne ne semble prêter attention à cet étrange va-et-vient.
Convoitises
Les tensions avec le grand voisin sont pourtant bien réelles. «Il y a encore quelques années, je passais facilement d'une rive à l'autre. Aujourd'hui, il y a trop de contrôles et de taxes, j'ai préféré laisser mon bateau en Turquie et faire la traversée avec la navette régulière», peste le propriétaire français d'un voilier venu passer quelques heures sur l'îlot Saint-Georges, équipé d'un ponton aménagé au large du port. Il n'y a pas de vraie plage à Kastelorizo, mais ici et là des échelles permettent de se baigner dans cette piscine géante où l'on croise également quelques tortues de mer. L'île est surtout connue pour avoir servi de cadre au film Mediterraneo, oscarisé en 1992, et avoir inspiré une balade à David Gilmour, le guitariste et chanteur de Pink Floyd.
Reste que derrière ce décor de rêve, d'autres trésors aiguisent désormais les convoitises : il y aurait d'importantes réserves de pétrole au large. Voilà qui suffit à faire monter la pression sur le tracé des frontières maritimes, suscitant d'innombrables violations de l'espace aérien et maritime de la part d'Ankara qui teste ainsi les capacités de résistance d'Athènes. En mai, à la veille des élections européennes, les tensions étaient même si fortes que les électeurs expatriés, inscrits à Kastelorizo, ont dû être convoyés en navire militaire jusqu'à leur bureau de vote. Sur les hauteurs, d'immenses drapeaux grecs peints sur la roche rappellent d'ailleurs que la frontière est depuis longtemps un enjeu dans cette région de la Méditerranée. Mais sur l'eau, à quel moment passe-t-on d'un côté à l'autre ? «Ici, ce sont les derniers îlots grecs, derrière, c'est la Turquie», explique, en désignant de petites masses rocheuses, le capitaine d'un hors-bord qui mène les touristes à la fameuse grotte bleue, l'une des attractions de l'île. Avant même d'atteindre cette cavité souterraine dotée d'une étonnante eau turquoise, un touriste grec interroge le pilote : «Il y a des militaires grecs postés sur ces îlots ?» «Tous les passagers ici à bord sont grecs ?» s'enquiert, soudain soupçonneux, le capitaine, avant de chuchoter, avec des airs de conspirateur : «Oui, il y a beaucoup de soldats cachés partout !»
Aquarelles
Hormis la frégate amarrée au port et le ballet des Zodiac, les forces armées se font pourtant très discrètes. Il suffit de parcourir la campagne qui surplombe le port pour découvrir les nombreux abris militaires éparpillés au milieu des oliviers. Sur Instagram, de jeunes soldats trompent également l'ennui en postant selfies et vidéos permettant aisément de les localiser sur cette ligne de front qui ne dit pas son nom. Il y aurait ainsi 400 militaires sur l'île peuplée de 270 habitants. Lesquels affichent des mines désabusées quand on évoque les risques de conflit. «Tout ça, ce sont des rodomontades politiques. On s'entend très bien avec les Turcs d'en face. Ils viennent en masse visiter l'île chaque jour», persifle Andonis propriétaire de chambres d'hôtes. Les habitants de Kastelorizo, baptisée «Meis» côté turc, sont également nombreux à embarquer sur la navette qui va chaque jour à Kas, la grande station balnéaire turque. La traversée vaut le détour. En vingt minutes, on bascule d'un village d'aquarelles à l'immensité turque avec ses immeubles nichés dans la verdure, un alignement infini de bars et de restaurants, d'où s'échappe un dédale de ruelles commerçantes qui mènent jusqu'au grand marché regorgeant de victuailles et de copies de tous les produits de luxe de la planète. C'est ce qui explique pourquoi toutes les femmes de Kastelorizo, même les plus modestes, s'affichent avec des sacs Vuitton ou Chanel. Elles reviennent également de Kas chargées de fruits et de légumes. Car tout est importé à Kastelorizo, une île dépourvue de champs ou de vergers. «Les habitants prétendent que c'est à cause de la pénurie d'eau. Mais il y a aussi un peu de paresse, quand tout s'offre en abondance sur la rive d'en face», souligne malicieusement Kostas, un quinquagénaire jovial qui a récemment quitté son Australie natale pour venir s'installer sur la terre de ses aïeux.
Opulence
En Australie, les immigrés originaires de Kastelorizo sont si nombreux qu'ils ont acquis un surnom : les «Kassies». Depuis peu, leurs enfants reviennent sur l'île. Pour des vacances ou pour y vivre, comme Kostas. C'est notamment grâce à eux qu'un grand nombre de maisons ont été rénovées, offrant à l'île un renouveau inespéré. «Tout le monde a besoin de retrouver ses racines», soupire une belle Australienne de passage, attablée à la taverne du Little Paris. Ce nom, a priori incongru ici, fait référence à un autre passé : entre 1915 et 1920, l'île a été occupée par la France et son port rebaptisé le «petit Paris» en raison de sa beauté et de sa vitalité.
Difficile à imaginer aujourd'hui, mais Kastelorizo, qui a subi tant d'invasions depuis l'époque des Croisés et des Ottomans, comptait 15 000 habitants au début du XXe siècle. Juste au-dessus du bar Faros, l'un des spots de baignade les plus prisés, se trouve l'ancienne mosquée. Elle abrite un petit musée qui rappelle l'opulence d'une île qui fut un centre important de commerce vers l'Orient. Les guerres, les incendies, les tremblements de terre ont fini par avoir raison de cette prospérité. En 1943, alors que l'île est bombardée par les Allemands, toute la population sera même évacuée par les Britanniques jusqu'à… Gaza. Un exil forcé qui durera trois ans. Découvrant à leur retour une île une fois de plus dévastée, nombreux sont ceux qui décident alors de quitter ce bout du monde pour un autre : l'Australie. «Autrefois, il y avait ici des quartiers avec coiffeurs, tailleurs, capitaines de vaisseaux, écoles publiques comme privées… Tout ça a disparu», soupire la jeune gardienne de ce musée qui entretient la mémoire d'une Atlantide moderne. Un monde englouti qui n'a laissé que quelques vestiges sur le port : un alignement de belles façades dont les couleurs vives s'enflamment lorsque le soleil descend au loin, derrière les montages qui annoncent l'Orient.
Tavernes et peids dans l'eau
Y aller
Depuis Athènes, via l’île de Rhodes, environ 230 euros en été, un seul vol par jour. Possibilité de prendre un bateau (trois heures de traversée) depuis Rhodes (environ 30 euros) mais il n’y a que trois liaisons par semaine en été, avec départ de Rhodes à 7 heures du matin.
Y manger
Oubliez les tavernes bling-bling (et chères) que conseillent les guides touristiques. Sur le port, plébiscitées par les locaux : Old Times et Little Paris sont les meilleures malgré leurs noms incongrus. Entre 12 et 20 euros le repas.
Y loger
Mandraki Paradise, petits studios très bien situés dans une annexe du port. Env. 75 euros la nuit. Rens. : +30 697 777 6927. Agnanti Studios, cinq studios les pieds dans l’eau, vue splendide. Entre 58 et 120 euros selon la période. Rens. : Agnanti-kastelorizo.com