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Libération
30 ans, 30 portraits

Usain Bolt, foudre de paix

JO de Londres 2012dossier
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L’homme le plus rapide du monde est un Jamaïcain attaché à son pays, qui rend crédit et gaieté à son sport.
Usain Bolt à Paris en novembre 2010. (Jérôme Bonnet/Libération)
publié le 24 novembre 2010 à 0h00
(mis à jour le 17 décembre 2024 à 9h13)

1994-2024. Les portraits de der de «Libé» célèbrent leurs 30 ans au fil d’un calendrier de l’avent un peu spécial : 30 ans, 30 portraits. A cette occasion, nous vous proposons chaque jour de décembre, de rédécouvrir un de ces portraits (et ses coulisses), balayant ces trois décennies, année par année. Aujourd’hui, une rencontre en 2010 avec l’homme le plus rapide du monde.

Voici le programme de l’homme le plus rapide du monde, en tournée de promotion pour son équipementier à l’heure où, d’ordinaire, les athlètes sommeillent dans la laine de leur hibernation.

Usain Bolt, 24 ans, a pris un vol à Kingston, Jamaïque, pays dont il est le héros et qu’il n’envisage surtout pas de quitter. Le recordman du monde du 100 et du 200 m a atterri en Italie. Ce plieur de bolides a fait quelques tours de piste à bord d’une Ferrari qu’il a évité de mettre dans le décor. Puis, le fan de foot, qui joue milieu de terrain et envisage sérieusement de chausser les crampons une fois les pointes remisées, a assisté au derby Inter-Milan AC. Il a salué chaleureusement Samuel Eto’o, même si ses faveurs vont plutôt à Cristiano Ronaldo. Il a fait quelques télés puis a repris un vol pour Paris. Là, il a reçu le grand prix de l’Académie des sports. Puis il a débarqué au VIP Room, pour une sauterie où il a posé gentiment avec qui voulait, négligeant les seules personnes à sa taille, les mannequins montées en graine qui s’ennuyaient sur leurs talons de hérons. DJ d’occasion mixant à la demande, adepte de dancehall, fan obligé de Bob Marley mais aussi, surprise, de Michael Jackson, il s’est fini au concert privé de Jamiroquai, près de l’Arc de triomphe. Le lendemain, avec une tranquille heure de retard, il sort d’une séance d’essayage d’avant session photo. Et rallie sa chambre d’hôtel, au Murano, dans l’Est parisien. Le room service livre son content de club-sandwichs, garnis frites, qu’il arrose de ketchup, fidèle à sa réputation de s’en-fout-la-diététique qui le voit se gaver de nuggets de chez McDo, d’ailes de poulet épicées de chez KFC, ou de morue aux fruits, petit-déjeuner caraïbe tradi. Tandis que son secrétaire, homme à tout faire et surtout copain, descend de la mezzanine pour razzier sa ration de glucides lipidiques, Bolt se carre dans le canapé, l’œil vaguement tiré par les programmes de France 3.

Une nonchalante timidité surprend de la part du grand escogriffe qui sur les stades fait le spectacle. Quand il délaisse le créole, Bolt répond dans un anglais assez languide et sans cette volubilité qu’on lui supposait. Il ne double pas d’une tchatche profuse cette expressivité de signes et de mimiques qui a redonné à l’athlétisme un côté festif perdu depuis des lunes. Devant l’objectif du photographe, il retrouve malice et assurance. L’œil noircit, la paupière s’aiguise, le menton avance, et disparaît le regard étonné du collégien pris en faute comme la déconnexion dégingandée du dodelinant désarmant.

1) Le pacificateur jamaïcain. Il y eut Bob Marley, il y a Bolt. Il y eut le chanteur rasta, mort d’un cancer à 36 ans, symbole d’une rébellion enfumée. Il y a l’Isaac Newton du 100 m, l’Albert Einstein du 200 m, glaneur de superlatifs et testeur de ganja adolescent qui évite les cônes depuis que l’envapement peut être assimilé à un dopage. Dans ce pays de 2,7 millions d’habitants, où la puissance des gangs met en péril la pérennité du pouvoir politique, la survenue d’un talent aussi consensuel est une bénédiction. Grandi à Sherwood, dans le nord-ouest campagnard de l’île, le Robin des Bois du sprint qui a fait de l’archer, son emblème, rafraîchit un panorama truffé de flingues, de fric et de flics. Bolt ne vote pas («Si j’ai déjà voté ? Non, jamais !») et, dans le cas contraire, il aurait sûrement la prudence diplomatique de ne rien dire de ses choix. Mais Bruce Golding, le Premier ministre, et tout son gouvernement travailliste s’accrochent à l’aura du héros si agréable, si amusant et surtout si attaché à sa terre natale.

Sa mère est couturière et a beaucoup gâté son chérubin farceur. Son père, longtemps employé d’un torréfacteur, a ouvert une petite épicerie avec ses indemnités de licenciements. Il était plus strict sur la discipline et s’assurait du lever aux aurores du garnement, interdit d’école buissonnière. Sinon, le système familial, comme souvent dans l’arc antillais, est monoparental, matriarcal et très composite. Le père d’Usain a deux autres enfants, nés de deux autres femmes. Christine a quatre ans de plus qu’Usain et Sadiki, un garçon, huit mois de moins.

Si Bolt a quitté ce village d’enfance où il s’applique à rendre la vie douce à ses parents, c’est pour s’installer à Kingston, la capitale. Il peuple la solitude de la grande demeure qu’il a acquise de la compagnie de deux «colocataires», NJ, son bras droit et ami, qui l’accompagne à Paris, et Sadiki, son demi-frère. Il ne vit pas en couple, mais cherche avec assiduité celle qui lui fera des enfants, qui ne sera pas forcément celle avec qui il se mariera, les deux choses étant assez déconnectées dans son esprit. Il la voit «intelligente, fiable et sachant ce qu’elle veut». Elle serait bien inspirée de ressembler à Angelina Jolie, son actrice préférée qu’il a beaucoup aimée dans Tomb Raider, un de ces films d’action qu’il va voir dans les salles du pays dont il est ravi d’être le héros.

2) Le décontracteur de l’athlétisme. Bolt est d’abord un miracle physiologique comme il en arrive un par génération. Il est le premier exemplaire de grand gabarit à exprimer tout le potentiel de son envergure. Il mesure 1,96 m, pèse 86 kilos, chausse du 47, et allonge une foulée de 2,70 m, son rival Tyson Gay lui rendant 30 cm. Tout cela, doublé d’une vélocité rare chez les détenteurs d’aussi grands segments, lui permet de bombarder à 44,72 km/h. Moins bien que le guépard (110) et le lévrier (70) mais mieux que le chat (40) et le lapin (38), comparaisons idiotes qui ne servent qu’à renvoyer les sportifs au mépris animalier.

Ensuite, Bolt semble enfin échapper aux suspicions constantes de dopage. Sa précocité et sa facilité vaudraient absolution. A l’inverse de beaucoup de génies athlétiques des Caraïbes, Bolt snobe les Etats-Unis et leur mauvaise réputation de chargeurs réunis. Il s’est refusé à rejoindre l’une de ces universités où les entraîneurs US savent vous préparer comme il faut. Il préfère les pistes en herbage et les gymnases vieillots de son île. Ce qui ne lui interdit pas de toucher gros des organisateurs de meeting (200 000 dollars) de son équipementier (Puma) et autres sponsors (boisson énergisante, téléphone, montre, etc.). Le tout le laissant à des années-lumière des revenus du foot.

Surtout, Bolt est une crème de comédien qui snobe l’angoisse et exprime son bonheur de mettre un pied devant l’autre, et puis de recommencer. Il affiche une régalante décontraction qui rompt avec les roulements de biceps des matamores du sprint. Ils étaient pitbulls ridicules d’agressivité, bodybuildés rogues et bouledogues haltérophiles. Il est amuseur et ambianceur. Il mime un arquebusier, et vise le plus haut des cieux, Prométhée ailé, même si ce croyant prie pour faire plaisir à maman, adventiste du 7e jour. Il se décrit en flèche piqueuse de pommes, mélange de Guillaume Tell pour la précision et d’Obama pour le flegme. Il se surnomme «Ligthning», et voilà Guy l’Eclair qui se fait foudre de guerre.

Enfin, sur la piste, il affiche l’élégance de Carl Lewis, sans le côté hautain.

Usain Bolt en 3 dates. 21 août 1986 Naissance à Trelawny (Jamaïque). Août 2008 Trois médailles d’or (100 m, 200 m, 4 x 100 m) aux JO de Pékin. Août 2009 Titres sur 100 m, 200 m et 4 x 100 m, records du monde du 100 m (9’’59) et du 200 m (19’’1) aux Mondiaux de Berlin.

Making-of: «"Vogue" ou le "New York Times" jettent forcément un œil à la Der.»

Pour un portrait de Der, il y a deux auteurs. Le journaliste et le photographe affirment chacun leurs points de vue qui sont rarement coordonnés à l’avance et qui ne sont pas forcément raccords. Ce qui n’est pas grave. Il y a deux types de rencontres, deux émotions partagées ou non, deux impressions que retranscrivent les mots et les images. Jérôme Bonnet est l’un des photographes préférés et assidus de la Der. Il intervient dans cet espace depuis le début des années 2000. Il sait l’importance de l’exercice, la force et l’impact du visuel ainsi mis en majesté telle une contre-une. Il explique : «Les éditeurs photos du "Elle" et du "Vogue", de "Télérama" ou même du "New York Times" jettent forcément un œil à la Der.» Il se souvient aussi du temps d’avant le numérique où il y avait encore un labo photo à «Libé», rue Béranger. Dans cette enclave, les solitaires que sont les photographes, tous très indépendants, se retrouvaient et discutaient devant les planches contact qui sortaient des bacs. Jérôme Bonnet garde un souvenir mitigé de la séance avec Usaïn Bolt qui avait duré une trentaine de minutes comme souvent. Le lieu était assez anodin. Les murs de la chambre d’hôtel étaient assez uniformes, noirs ou blancs. Bonnet avait fini par placer le sprinter jamaïcain dans un escalier, contre la rambarde. Bonnet: «Quand on rencontre l’homme le plus rapide du monde, on s’attend à un bloc de charisme. Ce jour là, Usain Bolt m’avait paru plus nonchalant et distant que je ne m’y attendais.» Cela dit, le cambré capturé paraît plus affirmé que l’impression laissée à l’observateur.