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Libération
Reportage

Berbatov et Silva, rocs de grâce

Les deux joueurs de l’AS Monaco vainqueur à Lille (1-0) samedi illustrent les faux-semblants en vigueur dans le foot.
publié le 25 janvier 2015 à 19h56

Dimitar Berbatov aura, comme à son habitude, traversé la zone mixte comme un avion ; une caméra à laquelle il n'a même pas accordé un regard aux trousses. «C'est dans la boîte !» Quoi donc ? L'attaquant bulgare de l'AS Monaco, qui a profité de son passage samedi au stade Pierre-Mauroy de Villeneuve-d'Ascq pour s'imposer devant Lille (1-0) sur un but de Berbatov et fondre sur la tête du championnat comme un rapace sur un cadavre en décomposition, n'a rien dit. Un an qu'il est en France : pas un mot lâché publiquement, à l'exception d'une conférence de presse où il a fallu le traîner après cinq mois de négociations.

Kidnapping. Il n'est pas plus loquace dans le vestiaire, selon un équipier : «Un mec tranquille, qui n'exige rien et parle peu.» Un présent, samedi : «En même temps, quand tu as 34 ans, un passé de méga-star dans les championnats allemand et anglais et qu'il a fallu que tu retournes en Bulgarie pour arracher ta femme des griffes de la mafia, peut-être que les caméras et les journalistes, tu t'en fous un peu.» Berbatov n'a jamais fait la lumière sur les menaces de kidnapping, prenant juste congé de la sélection bulgare.

Du coup, ses yeux de biche et cette grâce qu'il dégage sur le terrain aidant, le natif de Blagoevgrad est devenu une sorte d'icône vintage, le fantasme d'un monde exotique (les berlines blindées) qu'il aura permis au public occidental d'effleurer. Cette idée vit toute seule. Les types comme lui ne disent rien, ne justifient rien, ne prennent jamais personne à témoin même s'ils payent parfois discrètement pour avoir la paix de l'esprit. Les stars hollywoodiennes sont sur Facebook, dans les médias à faire de la retape ou associés à des marques qui les mettent en scène dans des opérations de promotion. La notoriété de Berbatov vaut la leur, et il n'est nulle part. Enfin si : à Monaco, un club compétitif - il disputera les 8de finale de la Ligue des champions dans un mois - mais qui ne donne rien de lui-même, avec un président (le Russe Vladimir Rybolovlev) invisible et des joueurs dont on organise le mutisme.

Cet automne, un confrère avait rendez-vous avec un joueur monégasque dans une guitoune attenante aux terrains d'entraînement de la Turbie. Il l'a attendu longtemps. Avant le coup de fil : «Machin est fatigué, il veut plutôt que vous lui posiez les questions par téléphone.» Le journaliste a fait l'interview comme ça, avec un joueur à 30 mètres de lui. Au fond, c'est rigolo.

Et c'est là que ressurgit Berbatov : le Bulgare porte une admiration sans borne à l'acteur français Louis de Funès (la Folie des grandeurs, la Grande Vadrouille, Oscar…), qu'il caricature sur son compte Twitter au même titre que le Marlon Brando du Parrain ou lui-même. Une grande leçon : les champions d'aujourd'hui sont invisibles. On ne les connaît pas, et l'indifférence absolue vis-à-vis de ce qui se raconte à la Berbatov est le fin du fin.

Sagesse. A 20 ans, le milieu offensif de l'AS Monaco, Bernardo Silva, a encore un bout de chemin avant d'accéder à toute cette sagesse. Depuis son arrivée en août dans les valises de son compatriote portugais et agent Jorge Mendès, dont l'influence sur le Rocher et ailleurs (Benfica, Porto, Real Madrid, Atletico Madrid…) est considérable, on le regardait un peu de biais : un petit pion - Silva évoluait auparavant en Ligue 2 portugaise, dans l'équipe réserve du Benfica Lisbonne - déplacé sur un échiquier, contrepartie physique d'un transfert organisé par un Mendes faisant valser les capitaux d'un club à l'autre d'autant plus facilement qu'il est souvent des deux côtés du deal. Samedi, il s'est trouvé que Silva était le meilleur sur le terrain, à mille lieux du joueur fantoche couvrant on ne sait quel deal obscur. Et le sceptique à l'esprit mal tourné qui sommeille dans chaque journaliste ayant la charge de la geste footballistique n'avait pas fini d'expier ses mauvaises pensées initiales : le petit Silva (1,73 mètre, 65 kilos) est ensuite venu se poser devant lui, parachevant une semaine qui l'aura vu signer son transfert définitif à Monaco pour une quinzaine de millions, du moins officiellement.

Que pense-t-il du montant, sans doute excessif ? «Je ne sais pas. Cet argent n'est pas pour moi [il est versé au club d'origine, ndlr], je n'y pense pas, ça me passe au-dessus.» La Ligue 1 : «C'est physique, mais pas de problème.» Ses études : «J'ai tout fait pour poursuivre mes études d'économie et de droit européens mais à 19 ans, c'est devenu compliqué à cause du foot. Pour l'esprit, c'était formidable.» Le tout dans un anglais parfait, l'écoute et la sensibilité du gamin ne gâchant rien. Sous les pavés du star-system (Berbatov) ou du business (Silva), la plage.