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Billet

XV de France : le rouge est mis !

le brillant arrière écossais Stuart Hoog, plaqué par les deux Sud-Africains des Bleus, Scott Spedding (à g.) et Rory Kockott. (Photo Franck Fife. AFP)
par Robert DAMIEN
publié le 8 février 2015 à 14h42

Ancien joueur et entraîneur (Bourg en Bresse, Lons-le-Saunier), Robert Damien est philosophe. Dans son dernier ouvrage, Eloge de l'autorité, généalogie d'une (dé) raison politique (Armand Colin, 2014), il évoque le rugby comme matrice de l'esprit d'équipe. Il chronique les matches de l'équipe de France pour Libération.fr

Entre le chiffon ou le drapeau, le rouge était mis mais on ne savait trop si c’était pour exciter le taureau écossais qui n’en demandait pas tant ou pour affoler le pingre bourgeois. Le match décida bien vite du sort de cette maligne impolitesse : le radin n’était pas celui qu’on croit et le jeu étriqué choisit vite son camp.

On pouvait douter de l’à propos de cette malencontreuse provocation mais le renoncement aux couleurs et la négligence des usages qui l’accompagne, délivra vite sa vérité cruelle : la France jouait à côté d’elle-même et les Français bredouillaient un rugby approximatif, emprunté à d’autres sauces que sa tradition, récitant des formules de jeu qui, visiblement, ne lui appartiennent pas et qu’ils ne peuvent faire leurs.

Au moment où la France se dresse sans poing levé sous la devise des trois couleurs, c’est d’une arrogance crâne que de revendiquer, entre sarcasme et blasphème, le rouge du sang vif mais ça n’était que le mépris inconvenant d’un coup publicitaire qui, lui, suscite bien plutôt le coup de sang de la colère devant ce scandale.

C’est désormais acquis, le rugby français n’est plus maître chez lui. Il est soumis aux impératifs d’une puissance économique qui, sans vergogne, commande son apparence et détermine ses apparitions. Réfractaire aux bonnes habitudes de la tunique «bleu, blanc, rouge», cette hégémonie du «partenaire» équipementier enferme l’équipe de France dans une contradiction invivable qui ne peut que détruire ses propriétés. Elle ne peut jouer qu’à côté de la plaque, en courant à la recherche de son rugby perdu…

Comment voulez-vous la supporter en criant «allez les bleus» ! alors que leur tunique est rouge ? Comment peut-on l'encourager d'une Marseillaise tonitruante alors qu'elle perd sous nos yeux attristés, l'identité même de son maillot ? Comment peut-elle elle-même se retrouver dans un style de jeu dès lors qu'elle est condamnée à balbutier un autre langage que le sien et ne sait plus à quel saint se vouer?

Cette équipe, faite de bric et de broc, sans cohérence de projet ni cohésion de combat, n’était certes pas le matador transgressif offrant sa poitrine au Minotaure mais bien plutôt un petit chaperon rouge amusant sans convaincre un grand méchant loup écossais qui n’en revenait pas de cette inattendue promotion.

Cette obscénité publicitaire, arguant d’un précédent sans trace dans l’histoire pour justifier l’injustifiable, était bien de mauvais augure. Comme toujours, l’esthétique du port commande l’éthique du transport. Ce rapt d’identité était sans ravissement et moins encore d’extase chavirante tant l’enthousiasme d’un quelconque élan conducteur manquait pour nous mener au bon port d’une apothéose.

On eut droit dès lors et en toute logique, à un match terne, noué, sans envergure, crispant d’hésitations tactiques, navrant d’approximations techniques. Il fut parfois et seulement, secoué par les brèches flamboyantes de joueurs écossais fringants, culottés et un peu hirsutes mais du moins plein d’allant et de confiance dans leurs croissances promises. On faillit sombrer dans les tentations du néant et on frisa même la chute corps et âme dans la défaite humiliante.

Certes on s’en est sorti et on gagne d’une courte et besogneuse victoire, qui, comme la terre, ne ment jamais. Mais sans les honneurs, cette victoire fait un peu pitié tant la ferveur fut éteinte. La mort dans l’âme, elle nous donne un sursis pour une prochaine fois mais on ne sera pas toujours sauvé par un arbitre bienveillant. Sa souveraine injustice bascula en notre faveur en sifflant des fautes incompréhensibles que les commentateurs se gardèrent bien d’expliquer.

D’équipe, il n’y en eut pas et de France moins encore. Elle ne déclencha pas d’hostilité hargneuse et ne suscita bientôt que de l’indifférence devant son bricolage hasardeux où quelque bandit magnanime hissait parfois le drapeau de la révolte. Les actes ne passèrent pas la promesse de la couleur. De lutte finale, il n’y en eut que brouillonnes, dispersées, chaque joueur se demandant en partant à l’assaut mais où est le plan, et on fait quoi au juste ?

Si chacun appelle à la rébellion en lançant des escarmouches, on voit mal comment se pourra ordonner une bataille rangée un peu stratégique dès lors que personne ne sait où on va hormis tout droit dans le désastre tel qu’on en avait dès le coup d’envoi l’obscur pressentiment. Cette équipe de France est moins déboussolée par les injonctions contradictoires de l’hégémonie publicitaire qui domine la Fédération et les clubs, que finalement hors sol, sans humus ni projection. Ignorante d’elle-même et de la palpitation des possibles qui peuvent la transcender, elle est aveugle sur ses propres points d’appui et ses potentialités d’initiatives.

Quel idéal du nous rugbystique peut bien soulever cette agrégation d’individus remarquables par ailleurs et de techniciens savants sans nul doute, dès lors que l’autorité qui est censée la diriger est erratique dans son dessein, hétérogène dans ses moyens et équivoque dans ses fins. Ballotté par des vents contraires qui interdisent toute identification populaire et neutralisent toute reconnaissance historique, le pauvre Saint-André en est le martyr complaisant tant il est comme son équipe, encalminé dans la confusion des genres ne sachant plus à quelle satisfaction se vouer.

Désormais le coup d’Etat publicitaire auquel nous avons assisté est devenu la raison d’Etat. Qui paie commande et pour le reste qui est l’essentiel, allez-vous faire voir. Soumise à ce diktat, la France a perdu ses couleurs. Elle est dans les mains (sales ?) d’une puissance sans contrôle ni légitimité.

Oui, il est bien temps de lever le drapeau ! Le vrai celui-là