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Libération
Reportage

Tuerie en Egypte : la police chargée

Après la mort de 19 supporteurs dimanche soir, la défiance des fans envers les autorités est maximale.
Face-à-face entre supporteurs et policiers au stade de la Défense égyptienne, à proximité du Caire, dimanche soir. (Photo Al Youm al-Saabi . Reuters)
publié le 10 février 2015 à 19h26

Les mains croisées, la tête haute, Amgad s'efforce de ne pas flancher. La nuit a été longue. Toute la soirée de dimanche, les yeux rivés sur son portable, il a suivi le récit du «couloir de la mort». Là même où sont décédés 19 supporteurs du Zamalek SC lors de heurts avec les forces de l'ordre avant une rencontre de football dans la capitale égyptienne.

«C'est la première fois que je vois une cage en fer de cette taille à l'entrée du stade, raconte Amgad, la voix chevrotante. Le match allait commencer. La tension est montée. Les supporteurs voulaient entrer, beaucoup avaient fait un long trajet en bus pour assister au match. Ceux qui étaient le plus près de la porte ont été piégés quand les affrontements ont commencé avec les forces de police.» Vingt-quatre heures après les événements, Amgad est encore sous le choc. Ce membre des «White Knights», les célèbres supporteurs du Zamalek SC (aussi appelés les «ultras»), avait prévu de se rendre au stade de la Défense égyptienne pour ce derby contre un autre club cairote, Enppi, avant d'annuler son voyage au dernier moment.

De nombreuses vidéos partagées sur les réseaux sociaux montrent des policiers munis de fusils à pompe ouvrir le feu en direction des supporteurs. «Nos amis sont morts devant nous, raconte Omar, témoin de la scène. Nous les vengerons.» Sur leur page Facebook, les White Knights évoquent un «massacre planifié» par les forces de sécurité. Selon les autorités, les 19 décès, en majorité des jeunes, sont dus à la bousculade, notamment provoquée par l'usage de gaz lacrymogènes.

Incurie. Ce sombre épisode du football égyptien en rappelle un autre : le «massacre de Port-Saïd». Le 3 février 2012, des heurts sanglants avaient éclaté dans l'enceinte du stade de cette ville, entre les supporteurs des deux clubs rivaux Al-Ahly Le Caire et Al-Masry SC (Port-Saïd), faisant plus de 70 morts et un millier de blessés. L'incurie des forces de sécurité avait été pointée du doigt par de nombreuses organisations des droits de l'homme.

«Depuis ce jour-là, je ne suis plus le championnat égyptien», confie Ibrahim Adel, étudiant à l'université de Kafr el-Cheikh. Selon lui, ce qui s'est passé aux abords du stade dimanche relève de la vengeance : «Les policiers ont voulu en découdre avec les supporteurs.»

«Je ne pense pas que cela ait été planifié, tempère "l'ultra" Amgad. Les policiers ne supportent pas la dissidence, ils ne savent pas répondre autrement qu'en utilisant les armes. C'est ce qu'on leur apprend à l'école de police. Ils vivent sur la peur des gens. Le problème, c'est qu'ils ne nous effraient pas. Nous sommes plus forts.»

Cette profonde aversion pour les forces de sécurité n’est pas nouvelle. Dans les dernières années de la présidence d’Hosni Moubarak, il n’était pas rare d’entendre des slogans contre le régime et le ministère de l’Intérieur dans les gradins. Après le coup de sifflet final, les deux parties jouaient les prolongations et s’affrontaient aux abords du stade. Rompus à la castagne et aux gaz lacrymogènes, les ultras avaient été en première ligne lors des manifestations en janvier 2011. Ils réclamaient la chute d’Hosni Moubarak, mais également celle des patrons des clubs de foot dont ils critiquaient la gestion autoritaire et paternaliste.

«Le pouvoir a peur de nous, estime Amgad. C'est pour cette raison qu'il n'organise plus de matchs dans les stades du centre-ville.» Dimanche, le match a effectivement eu lieu au nord-est du Caire, dans un stade construit par l'armée égyptienne. Depuis 2011, la plupart des équipes égyptiennes y ont trouvé refuge.

Les ultras - plus que n’importe quel parti politique - ont une réelle capacité de mobilisation. C’est leur force, celle-là même qui leur donne le cran de braver les forces de police. Mais le groupe tient à son indépendance. Il refuse de se positionner sur l’échiquier politique égyptien. Les ultras comptent dans leurs rangs des sensibilités différentes, allant des «salafistes révolutionnaires» aux communistes.

«Impatience». Après la mort des manifestants, dimanche, l'Egypte a suspendu tous les grands matchs de football pour une durée indéterminée. L'avenir du championnat égyptien est-il menacé ? Depuis 2012 et la tragédie de Port-Saïd, les matchs se déroulaient à huis clos. Mais la mise au ban des supporteurs est-elle une solution durable ? Dimanche, pour la première fois depuis 2012, ils étaient à nouveau autorisés à entrer dans le stade. «Beaucoup attendaient ce jour avec impatience, explique Moussa, plus enclin à suivre les matchs internationaux. Quand la police leur a refusé l'entrée, ils se sont sentis une nouvelle fois humiliés.»