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Libération
Disparition

Florence Arthaud, fiancée punk de l’Atlantique

La navigatrice de 57 ans, victorieuse de la Route du rhum 1990, était une dure au mal qui troquait facilement le ciré pour le blouson de cuir, la solitude de la mer contre la fête et les nuits blanches.
Pointe-à-Pitre, après avoir remporté la Route du rhum 1990. (Photo Valéry Hache. Reuters)
publié le 10 mars 2015 à 19h46
(mis à jour le 10 mars 2015 à 20h57)

Il faut se souvenir de Florence Arthaud en baie de Pointe-à-Pitre, en novembre 1990. Elle est debout sur la coque au vent, en débardeur blanc. Elle a 33 ans, mesure 1 m 64 et pèse 55 kilos. Elle vient de mener à la victoire son trimaran de 18 mètres, Pierre 1er, dans la route du Rhum.

Elle est la première femme à remporter une transat en solitaire. Elle laisse aller son bateau dans le crépuscule aussi doré que sa destinée, cliquetant de féeries symboliques, tout écumant des rêves d’égalité entre hommes et femmes qu’elle ne fait siens qu’à la marge, peu sociologue de ses envies, avec des remontées de théories tradis même si toutes ses actions démontrent le contraire. Accrochée à un hauban, silhouette gracile, elle contemple, du haut de la pyramide de son exploit, des siècles d’histoire maritime qui ont longtemps laissé les sirènes à quai.

Coiffure de lionne, voix qui grasseye comme lardons frits, quintes de rires, cette aventurière a le contact facile et le charisme immédiat. Fascinant un univers très masculin, elle troque facilement le ciré contre le blouson de cuir noir porté sur minijupe. C’est une dessalée extravagante, généreuse et joyeuse, une rock-star plus qu’une sportive corsetée par l’effort ou une technicienne qui jongle avec les chiffres.

Globe-flotteurs. Florence Arthaud naît en 1957. Elle grandit dans le XVIe arrondissement de Paris, fréquente les instituts catholiques du quartier, en un temps où la mixité est loin d'être gagnée et où on interdit aux filles ce que l'on permet aux garçons, ce qui, déjà, l'horripile. Sa mère est une pied-noire. Son père est grenoblois d'origine. La famille mélange les traditions les plus bourgeoises et la bohème la plus aventureuse. On traverse le désert en 4L, on navigue en Méditerranée, on reçoit des voyageurs qui ouvrent sur le monde.

Jacques Arthaud publie les récits de montagnards et de marins, dans une collection qui fait rêver les globe-flotteurs en partance et les apprentis conquérants de l’inutile. A table viennent souvent s’asseoir les auteurs publiés, les Robin Knox Johnston, Eric Tabarly, Bernard Moitessier ou autres coureurs d’océans. Dans sa chambre d’adolescente, Florence a épinglé les photos du Che et celles de Moitessier.

Ejectée d’une BMW conduite par un copain qui n’avait pas le permis, cette brise-fer s’en tire avec une double fracture du crâne. Cela ancre plus encore l’adolescente dans son désir de larguer les amarres et de faire de sa vie, une parabole fervente.

Elle débarque à Newport en 1976, au soir de la victoire de Tabarly sur la transat. Elle cherche un embarquement, porte tunique indienne et short en jean ras les fesses. Jean-Claude Parisis, ancien ouvrier du Périgord devenu skipper, la drague magnifiquement : «Mademoiselle, voulez-vous traverser l'Atlantique avec moi ?» C'est oui, mille fois oui. Et Florence Arthaud découvre qu'elle est heureuse en mer, à tirer sur les cordages et à brasser de la toile, à écluser de l'écume et à flirter avec le vent. Elle poursuit vaguement ses études de médecine, puis prend la poudre d'escampette pour rejoindre Parisis, gagnant les Antilles pour échapper à la colère des parents.

On en est aux premières représentations du grand cirque bleu. La France découvre la mer et les marins font rêver les capitaines d'industrie. Pour faire pièce à l'historique transat anglaise qui va de Plymouth à Newport, se met en place la Route du rhum, entre Saint-Malo et la Guadeloupe. Il s'agit d'opposer la liberté de voguer aux Anglais qui veulent limiter la créativité des architectes et la folie des skippers embarqués sur des bateaux de plus en plus grands. Arthaud, 21 ans, est au départ de la première Route du rhum. Elle finit 11e, débarque avec ses couettes refaites et gagne le surnom de «petite fiancée de l'Atlantique». Déjà, les médias ont débusqué le potentiel iconique et la puissance évocatrice de la jeune dame. Elle raconte bien ses démêlés invisibles avec les éléments. Elle est drôle et jamais sentencieuse. Et puis elle a ce charisme qui attire la limaille de l'attention des connaisseurs comme du grand public.

Oiseau de nuit. Il est plus facile pour une femme de tirer la sonnette des financiers et de décrocher un budget. Oiseau de nuit, à son aise partout, sur les pistes de danse chez Castel comme à Val-d'Isère où elle dévale les pentes neigeuses à tombeau ouvert, Arthaud a l'art de séduire les signeurs de chèques. Ceux-ci fonctionnent encore au feeling humain plus qu'au business plan.

Ce n'est pas toujours aussi simple. Comme ses confrères, Florence Arthaud se retrouve parfois monitrice d'école de voile ou à se mettre sur le dos des dettes pharaoniques pour s'aligner au départ. Elle finit par décrocher un sponsor conséquent. Le groupe immobilier Pierre 1er lui construit un trimaran de dernière génération qui la met au niveau de ses rivaux Philippe Poupon, Loïck Peyron, Mike Birch ou Laurent Bourgnon.

Approchant de la trentaine, la viveuse très jouisseuse qui était surtout là pour découvrir le monde, prendre du bon temps et pour faire toutes les folies possibles se concentre sur son métier. Elle fédère une équipe de marins et de techniciens compétents, réfléchit avec les architectes à l’évolution de son bateau et se concentre sur la performance. Surtout, elle peut enfin naviguer tant et plus, vrai luxe de ceux qui ont les moyens. Cela tombe bien, Florence Arthaud s’épanouit en mer.

Les derniers moments avant le Rhum 1990 sont difficiles. Favorite, elle porte une minerve pour cause de hernie discale. Elle voit aussi quelques médias sportifs moralisants lui crocher aux basques. On tente de déboulonner l’idole en construction en lui reprochant ses frénésies de produits. Florence Arthaud ne s’est jamais cachée d’aimer l’alcool des bordées de matelot, le cannabis à ne surtout pas prohiber et la cocaïne qui fait les nuits blanches. Elle en fait un usage festif et sans retenue. Punkette qui aime le risque, elle finit parfois dans les commissariats ou se voit retirer son permis de conduire. Cela n’a strictement rien à voir avec le dopage. Ou alors, la gueule de bois vaudrait cure d’EPO…

Quant à devenir un modèle de vertu, Arthaud n’en a jamais eu ni l’envie, ni la prétention. Ce qui évidemment donne encore plus de force à son image de femme indépendante. Celle qui, un jour, peut s’inventer déjantée, délurée, destroy et, le lendemain, repartir en mer comme si de rien n’était, en dure au mal qui n’a jamais peur de rien.

Victoire à l'aveugle. Sa traversée Atlantique va être superbe et dantesque. Elle attaque fort, passe à côté du lieu où, lors d'une édition précédente, elle avait veillé le catamaran vide de Loïc Caradec, se retrouve en tête malgré une panne d'électronique. Elle continue sans fichiers météo, sans communication avec son routeur et sans nouvelles de ses adversaires. Suite à un avortement d'avant départ, elle déclenche une hémorragie, ne trouve rien dans la pharmacie pour l'endiguer. Groggy, elle se couche en attendant que ça passe. Et ça passe. Arthaud reprend la route, rivée à sa barre pour soulager son pilote automatique, se guidant aux étoiles.

Le parallèle avec Tabarly est inévitable. Quand il ne pouvait plus rien faire contre l’adversité, tempêtes ou autres, il allait se coucher. Arthaud aussi. Pour être tranquille, Tabarly se débrouillait pour couper les communications avec l’extérieur. Cette fois, Arthaud aussi. Sa plus belle victoire, Tabarly l’obtint à l’aveugle en 1976. Idem pour Arthaud.

Cette course la propulse au firmament de la notoriété. Pas du genre à se priver, elle en profite tout en continuant à enchaîner les transats, les records, les chavirages. Elle n’endosse qu’à demi la tunique de la cause des femmes. Elle est surtout soucieuse de continuer à n’en faire qu’à sa tête. Elle a 36 ans quand elle met au monde Marie, sa fille. Elle aura beau vanter la différence des sexes et le bonheur conjugal, elle vit ses histoires de cœur en passionnée pas très installée.

Foi de charbonnier. Son sponsor se retire pour cause de crise immobilière. Florence Arthaud a des projets grandioses mais ne réussit pas à retrouver un grand et beau bateau rien qu'à elle. Jamais aigrie, toujours allante, elle embarque comme équipière sur celui des autres, évolue dans des catégories inférieures, vient en renfort dans des épreuves en double. Longtemps, elle réside dans un fort de Vauban au Conquet (Finistère), avec vue sur Ouessant. Puis la voilà à Marseille, où elle tente de monter une galerie d'art et une association pour l'accès à l'eau douce et à la mer. Souvent, elle fait escale dans sa chambre d'écolière rue de la Tour, dans le XVIe. Les temps s'assombrissent. Les rangs des proches s'éclaircissent. Son aîné Jean-Marie se suicide. Son père décède.

On est en octobre 2011. Florence Arthaud navigue en Méditerranée sur un vieux bateau familial. Elle revient d'Algérie, où sa mère est née. Elle a fait escale en Italie, où elle a allumé des cierges dans les églises pour la paix des âmes défuntes. Elle a gardé une foi de charbonnier matois et prudent. Elle explique : «J'ai toujours été une bonne chrétienne. Au bon Dieu, faut lui en demander beaucoup mais pas trop.» Scorpion ascendant gémeaux, elle se soucie d'astrologie et aime qu'on lui dise la bonne aventure. Pas sûr qu'elle suive les conseils prodigués.

Elle est à une encablure de la Corse. L’envie est pressante. Elle fait comme toujours, fesses à l’air, par-dessus le balcon arrière. Elle n’est pas amarrée. Un coup de roulis, tout le monde à l’eau. Elle se retrouve à nager derrière son bateau qui continue sa route. Elle sort son portable étanche, acheté peu auparavant. Elle n’a pas ses lunettes. Elle l’allume, tape «m» comme maman. Qui répond et lui envoie les secours.

Cette fois, Arthaud s’évite l’imitation de Tabarly, désarçonné par son bateau historique. Devant cette façon romanesque de prendre sa chance au collet, on se dit qu’Arthaud est éternelle. En tout cas, pas soluble dans l’eau. On aurait bien aimé qu’elle évite de prendre l’air.