On peut aimer Bradley Wiggins et détester le système qui l'a produit. Souhaiter au vainqueur du Tour de France 2012 de remporter Paris-Roubaix dimanche, son «dernier défi» avant la retraite… mais espérer dans le même temps qu'il échoue, pour s'épargner le triomphe de son staff en blouse blanche. «Wiggo» fait aussi peine à voir. Bien que millionnaire et anobli par la reine. «Il y a des fois où j'aimerais ne jamais avoir remporté le Tour de France», gémit-il.
Torture. Dans cette entreprise, la richissime fédération britannique et la Team Sky (qui ne font qu'un) lui ont forcé la main. Et les jambes, et tout le corps. S'il plane au-dessus des pavés dimanche, Wiggins sera salué comme un maillot jaune qui s'impose dans «l'enfer du Nord» (pour la première fois depuis Hinault en 1981). Or, compte tenu de son gabarit, de sa culture et de ses aptitudes, il reste un spécialiste du cyclisme sur piste et des classiques - bref un rouleur - métamorphosé en lauréat du Tour. L'anomalie de sa carrière, c'est le Tour. Il faut imaginer ce collectionneur de vespas et de guitares de rock, DJ à mi-temps, extirpé du lit par les meilleurs entraîneurs d'Angleterre. «On va te faire gagner le Tour», lui ont-ils annoncé, après les Jeux de Pékin en 2008. Ils y sont parvenus, en faisant joujou par exemple avec son poids. De 82 kg en 2006 (pour 1 m 90), il a été plongé à 69 kg en 2011, réglé à 71,5 lors de sa Grande Boucle victorieuse puis alourdi à 78 pour Paris-Roubaix. Tel un acteur qui doit changer son apparence pour les besoins d'un film. Petite torture physique et mentale pour lui, questions pour nous. La maigreur suspecte des coureurs est épinglée dans le rapport de la Commission indépendante pour la réforme du cyclisme, commandé par l'Union cycliste internationale (UCI) et publié en mars. Diverses recettes circulent : le vothyrox (usage détourné mais produit autorisé), Aicar (interdit), les corticoïdes (la réglementation peut être contournée). A la Team Sky, on préfère parler de doses de protéines pour s'affûter. Et pour grossir ?
Revanche. Le massacre ne s'arrête pas là. Fin connaisseur de l'histoire de son sport, Wiggins le romantique est devenu le vainqueur du Tour le plus ennuyeux de la décennie. Des contre-la-montre dominés et aucune attaque dans la montagne. Ses coéquipiers ont anesthésié la concurrence grâce à un rythme parfait en tête de peloton, calculé en direct par ordinateur - l'UCI, choquée devant ce cyclisme robotisé, a brièvement envisagé d'interdire les capteurs de puissance en compétition. Pour Paris-Roubaix, les experts britanniques ressortent l'attirail : analyse du terrain en vidéo et in situ, matériel de pointe… Comme il le disait des cols du Tour de France, l'entraîneur Shane Sutton estime que Paris-Roubaix se gère «comme un très long contre-la-montre».
Mais Wiggins vise sur les sentes biscornues du Nord une revanche personnelle. Parce que fin 2012, une fois qu'il a obtenu son maillot jaune et sa médaille d'or olympique dans le contre-la-montre, la Team Sky a cassé son beau jouet. «WigGold» a été exclu des deux Grandes Boucles suivantes, au profit de son dauphin, Chris Froome, plus jeune et malléable. Et Froome gagna le Tour. Humilié, Wiggins veut laisser son empreinte dans Paris-Roubaix, une épreuve où «il y a toujours un conte de fées» à raconter. A 35 ans, il se retirera ensuite du cyclisme sur route pour se concentrer sur le record de l'heure, en juin, et sur la piste aux Jeux de Rio. Ultimes caprices des laborantins du vélo au royaume de sa Très Gracieuse Majesté.