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Libération
Récit

Paris-Roubaix, le supplice de la roue

Masochistes, les cyclistes ? Poussière, chutes et vibrations font de «l’enfer du Nord», qui a lieu ce dimanche, une des compétitions les plus difficiles et appréciées des coureurs.
Sur les pavés du Paris-Roubaix 2014. (Photo Eric Feferberg. AFP)
publié le 10 avril 2015 à 18h16

Paris-Roubaix n'a rien perdu de son rituel sauvage. Les coureurs cyclistes en sont les victimes consentantes, qui déplorent en temps normal les mauvaises conditions de sécurité mais seront ravis, ce dimanche, d'affronter l'épreuve a priori la plus dangereuse et la plus épuisante du calendrier : 253 km, dont 52 km sur chemins pavés. «On a mal partout : aux mains, aux bras, aux jambes et au reste», énumérait Bernard Hinault au début des années 80. La souffrance n'est pas près de se calmer puisque les organisateurs d'Amaury Sport Organisation (ASO), au lieu de retirer des pavés, en ajoutent, au nom de la défense du patrimoine. Le public et les collectivités locales en redemandent.

Paradoxe. Les coureurs aussi, même s'ils connaissent le tableau clinique. Gilbert Duclos-Lassalle, vainqueur en 1992 et 1993 : «On est dans un tel état d'alerte que l'on ressent toutes les douleurs avec beaucoup d'intensité.» «Dans le meilleur des cas, on ne malmène que les reins, mais parfois, à cause des vibrations, on peut avoir des crampes jusqu'aux doigts», précise Sébastien Hinault (sans lien de parenté), jeune retraité. «Il y a aussi la poussière, qui gêne la visibilité et assèche la gorge, mais on s'y habitue», ajoute Cyril Lemoine (Cofidis). Selon le Dr Gérard Porte, ex-médecin de l'épreuve, «la somme des microtraumatismes sur une journée équivaut à cinq ou sept jours de compétition normale».

Pour chaque participant, la ration sera d'environ 250 000 pavés. «A 40 km/h, cela représente une moyenne de 10-12 chocs par seconde, une vibration constante qui laisse ses marques sur tout l'organisme : nuque, mains, bras, dos et même le système de circulation sanguine», calcule le Dr Michele Ferrari (qui s'y connaît tellement en circulation sanguine qu'il est suspendu à vie pour dopage, mais ceci est une autre histoire).

On en vient au paradoxe. En février, les coureurs ont voulu annuler une étape au Tour d'Oman pour cause de fournaise et de tempête de sable, ils ont protesté en mars contre une étape de Tirreno-Adriatico couverte de neige. Par contre, ils supplient leurs employeurs de les expédier à travers les sentiers de pavés disjoints… «Sur Paris-Roubaix, les concurrents sont conscients des risques et ils les acceptent, explique Thierry Gouvenou, directeur de la course. Leur état psychologique est exceptionnel : ils sont presque comme des boxeurs, avec l'envie de donner des coups plutôt que d'en recevoir.»

Comme chacun est aux aguets, la chute est rarement grave. Le service médical recense six blessés en 2014 : un participant s’est fracturé les métacarpes, un autre souffrait de contusions du cadre osseux pubien, la plupart, comme Alexander Kristoff (Katusha), s’en sont sortis avec des érosions multiples. Nullement échaudé, le Norvégien fait son retour cette année, d’ailleurs en position de favori.

Tramadol. Mais pourquoi infliger à son corps cette expérience de grandes secousses, à la manière d'un sèche-linge ? Parce qu'on veut participer à un événement hors normes : «Malgré les chutes, Paris-Roubaix reste mon épreuve préférée», avoue Cyril Lemoine. Depuis 1919, il s'agit d'un mythe : les journaux comparent la «guerre» sur les pavés aux véritables combats qui ont dévasté les terres et villages de la région. Il est vrai qu'une génération de coureurs a connu les tranchées et, par la suite, s'est lancée dans «l'enfer du Nord» avec la culture des fantassins, rasades de gnôle comprises.

Aujourd’hui, et c’est peut-être l’une des clés du mystère, une partie du peloton utilise un autre adjuvant, le Tramadol. Cet antidouleur est autorisé par l’Agence antidopage mais très critiqué, suspecté de provoquer des chutes. Certaines équipes ont fini par se couper en deux, selon un schéma un peu exagéré : d’un côté les spécialistes de Paris-Roubaix, têtes brûlées et tenants d’un cyclisme «à l’ancienne», de l’autre les préposés aux courses par étapes, de plus en plus «propres». Entre ces collègues, un mur d’incompréhensions.

Plus d'un siècle après la première édition de Paris-Roubaix, en 1896, les croqueurs de pavés restent une espèce à part. Ils portent à leur paroxysme les valeurs légendaires du vélo : dépassement de soi, confrontation avec une nature plus ou moins hostile. Anachronique dans une société devenue sécuritaire et réticente à la douleur physique. Paris-Roubaix fait office d'exutoire. L'un des participants, dimanche, le Néerlandais Roy Curvers (Giant-Alpecin), confie à Libération : «Nous sommes des masochistes. Nous trouvons notre plaisir dans la souffrance. Dans le même temps, cette course nous apporte une dose d'adrénaline, parce que nous sommes heureux d'être là. Prendre le départ est déjà une victoire en soi.»