Malgré les coureurs qui jettent des grenades incendiaires, malgré les grands bardes qui chantent le renouveau, à la fin c'est toujours Alejandro Valverde qui gagne. Le vieil Espagnol (35 ans) de l'équipe Movistar, qui entreposait jadis son sang dans le congélateur du docteur Eufemiano Fuentes, s'est imposé dimanche dans Liège-Bastogne-Liège, la dernière grande classique du printemps. La colère d'un des favoris, en mode anonyme, résume le goût de pamplemousse qu'une large partie du peloton a dans la bouche : «Dommage que monsieur Valverde ne tombe pas !» C'est très vilain, n'est-ce pas, quand on pense aux chutes qui ont brisé une clavicule, une omoplate, et éliminé plusieurs favoris à travers les Ardennes wallonnes.
Velázquez. Après les accidents vinrent les attaques. Les coureurs se sont décarcassés pour démentir que la doyenne des épreuves d'un jour, dénivelé égal aux étapes de montagne dans le Tour de France, se mourait d'ennui. Même le vainqueur sortant de la Grande Boucle, Vincenzo Nibali (Astana), a tenu son rang dans une course décousue jusqu'à 70 km du terme. Mais dans la côte d'Ans, juste avant de virer sur la ligne d'arrivée, Valverde s'est dressé sur les pédales et a usé de son regard paralysant. Ces jeunes coqs, il s'est fait une joie de les transformer en chapons dans un rituel sauvage de cour de ferme.
Combatif à souhait, Romain Bardet est l'une de ces victimes, dix ans plus jeune que le vainqueur, et nouvelle culture du vélo. «Peut-être que je n'aurais pas dû attaquer si tôt», regrette le grimpeur d'AG2R-la Mondiale, 6e au sprint final. Le Français Julian Alaphilippe, lui, est passé tout près de l'exploit. Novice de cette épreuve, 22 ans, le puncheur-sprinteur s'est mêlé aux offensives et termine 2e. «Je n'ai pas d'excuses, il m'a seulement manqué les jambes», déplore cet étonnant talent. Pour la jeune garde, il n'y avait rien à faire.
Visage altier, impavide, les ombres creusées par une après-midi de pluie, Valverde est un personnage à la Velázquez, un Espagnol qui ne cède pas un pouce sur les provinces du Nord. L'un de ses surnoms pourrait s'inscrire au bas de la toile : «El Imbatido» («l'Invaincu»). Palmarès écrasant et sans saveur, Valverde, 35 ans, trois victoires à Liège, une au Tour d'Espagne, en 2009, incarne l'ennui et la fatalité. Mais pas seulement. Son sens froid et son sang tactique (ou l'inverse) suscitent l'admiration de nombreux techniciens. Il y a autre chose, cependant. Johan Museeuw le rappelait dimanche, dans les colonnes de la Meuse. L'ex-vainqueur de Paris-Roubaix, lui-même condamné pour un trafic avec un vétérinaire, dresse de Valverde un éloge très spécial : «Il a lui aussi pris quelque chose, mais il a payé et est aujourd'hui redevenu clean, presque plus fort dans un cyclisme qui a changé.»
Façon de dire que transfusion sanguine ou pas, le grand Alejandro est le plus fort ? L'allusion est quand même vicieuse parce qu'elle souligne que le «cyclisme qui a changé» (marque déposée par France Télévisions) comporte toujours en son sein plusieurs coquins, fiers ou repentis. Impliqué dans l'affaire Puerto, Valverde n'a jamais avoué son dopage, mais il a été suspendu en 2010, au terme d'une longue procédure judiciaire.
Conquistador. Au reste, le coureur est l'un des plus affables de la profession. Sur commande, il prend la pose avec les enfants ou le thé avec la presse. Son nouveau travail consiste à protéger Nairo Quintana, son coéquipier colombien, candidat pour remporter le Tour de France cet été. Il lui prodigue ses bons conseils. Et parfois, joue les agents de diversion. Quand on demande à parler au prodige de la Cordillère des Andes, la direction de l'équipe répond : «Il n'est pas disponible, mais on vous envoie Valverde, si vous voulez.» Et le brave Alejandro comble du temps d'antenne avec ses récits de conquistador.
A la réflexion, Valverde est une bénédiction pour le «cyclisme qui a changé». Il aide à ne pas oublier ses heures sombres et à mieux savourer, ici et là, les embellies. Beaucoup de jeunes coureurs comptent ses annuités. Plus que deux saisons et le bourreau de Liège pourrait prendre sa retraite. Alors, le peloton sera libéré du dernier gros client du Dr Fuentes dont chaque succès ravive de douloureux souvenirs. Et le fouet cessera de claquer sur les attaquants de courses pétaradantes.