Dans sa grande sagesse, le championnat du monde de snooker a sacré tard lundi soir un homme venu presque de nulle part, donné vainqueur seulement à 50 contre 1 au départ. Stuart Bingham, un type charmant de 38 ans qui pleure dès qu'il gagne, a su en beauté battre des adversaires plus cotés que lui, jusqu'en finale, où il a pourtant douté : «A 15 manches partout, j'ai cru que ma chance avait filé, a commenté l'Anglais. J'avais l'impression que mon bras était celui d'un autre et que mes nerfs lâchaient.»
Il y a de quoi : ce sport adapté du billard par des officiers de Sa Majesté aux Indes en 1875 s’étale sur des parties aussi interminables que passionnantes, la finale se jouant au meilleur des trente-cinq manches, réparties en quatre sessions sur deux jours. On ne peut pas assurer comme une bête pendant des heures : même les plus grands connaissent des passages à vide, mais Stewart «Ball-run» Bingham les a parfaitement gérés tout au long des deux semaines du tournoi.
Avant la finale, il a sorti deux fois des hommes plus forts que lui, dont Judd Trump, un jeune gaillard (25 ans) au teint pâle de ceux qui ne voient jamais d'autre lumière que celle des salles de snooker et qui joue dans d'immondes chaussons de mémé à picots (gloups, on apprendra ensuite qu'il s'agit de Louboutin). Puis en finale, Bingham, jusqu'alors modeste numéro 10 mondial, a écarté le grand favori, Shaun «The Magician» Murphy, 32 ans et numéro 8. Adepte des gilets sans manche bicolores flashy (avec du pourpre ou du bronze dedans) et des godasses également à double parfum, Murphy, champion en 2005, est ce type poli jusqu'à l'extrême qui avait glissé, avant cette finale crispante : «Si je n'y étais pas, c'est lui [Bingham] que j'aimerais voir gagner.» Le voilà comblé ? Après la défaite, Murphy de Nottingham a sportivement commenté : «Stuart Bingham a été inspiré… Et parfois, c'est juste que votre nom est inscrit sur le trophée.» Les 300 000 livres (408 000 euros) ramassées par le vainqueur l'aideront à décompresser de tant de tension. Murphy, lui, est reparti avec 125 000 livres (170 000 euros), qui paieront quelques Kleenex. Cette année, le dernier carré ne comportait que des Anglais, sorte de Rule, Britannia ! qui colle parfaitement avec leur conception d'un championnat du monde : eux seuls devant, les autres regardant face à leurs écrans ce sport fait pour et par la télé, surtout par la BBC2 qui retransmet en direct (ailleurs, c'est diffusé sur Eurosport).
Religion. Mais il faut, une fois dans sa vie, entrer dans l'antre feutré du Cubicle Theatre, qui sert de temple du snooker à Sheffield, pour comprendre le truc : ici, une religion se pratique, et elle mérite le plus grand respect. Les joueurs doivent porter le nœud papillon et l'arbitre enfile avec une précision de chirurgien des gants blancs avant de tâter ses premières boules. Le maître de cérémonie Rob Walker, un type en costard gris à carreaux agité comme s'il s'était échappé d'un bol de coke, électrise les 980 spectateurs en leur confirmant qu'ils sont «au bon endroit pour vivre du drame». Puis les joueurs font leur entrée, attifés au choix comme des garçons de café, des croupiers ou des acteurs de music-hall des années 30. Après les applaudissements d'usage, le silence s'installe. Et pendant le jeu, rien ne dérange la concentration des champions qui bougent comme dans un ballet, l'arbitre en noir leur tournant autour tel un croque-mort.
Marathon à étapes, ce sport prend son temps, ce qui permet aux spectateurs d’écluser un nombre considérable de pintes, et le novice se retrouve vite scotché comme tout le monde. Dans la salle, l’ambiance oscille à chaque coup entre le casino quand la roue tourne et la corrida quand le torero prépare la mise à mort.
Le snooker est un sport très cruel : quand vous ratez un point, votre adversaire reprend la main et peut en marquer 50 ou 100 dans la foulée, vous étalant pour la manche. Pendant qu’il vous humilie, vous devez, assis comme un con sur votre chaise, le regarder sans broncher, tout en bouillant de lui péter votre queue sur la tronche.
«Aussi chiant que de regarder sécher de la peinture», a un jour commenté Ronnie «The Rocket» O'Sullivan, dont le tournoi est resté orphelin, puisqu'il a été éliminé en quart de finale par le futur vainqueur. O'Sullivan est l'actuelle superstar du sport, un type fantasque qui a déjà sorti deux autobiographies (une tous les dix ans) et a eu les honneurs d'un long portrait dans le New Yorker, si bien qu'on connaît tout de ses nuits à picoler en fumant des joints (ou inversement), de ses questionnements sur la vie, la mort, et surtout sur son père, Big Ron.
En le plantant devant une table de snooker, le paternel a lancé sa carrière tout en faisant fortune dans les sex-shops avec un slogan du tonnerre : «Ron's the name, Porn's the game!» Avant de prendre 18 ans de taule pour meurtre - et de tout péter dans sa cellule le jour où la presse a annoncé un peu rapidement que son fiston songeait à se convertir à l'islam. Chez les O'Sullivan, on se pose beaucoup de questions, sauf quand il s'agit de trouver un nom pour son fils : c'est toujours Ron. Ronnie a donc un fils qui s'appelle Ron, mais qui, jure son père, ne jouera pas au snooker : trop de galères.
Pro depuis ses 16 ans, champion du Royaume-Uni à 18 ans, O'Sullivan est devenu champion du monde en 2001, à 25 ans, pendant un tournoi où il appelait parfois la ligne d'urgence de prévention du suicide et commençait à taper dans le Prozac. Ce winner à la vie de loser tente depuis de calmer ses addictions par d'autres : la psychothérapie, la boxe ou la course. Avant le championnat, cet abonné des séances d'Alcooliques anonymes a dit au magazine Sports Forever ce qu'il pense des politiques («une bande de connards») au cours d'une interview où il a prononcé «fuck» trente-huit fois.
«sock and roll star». Il faut ici louer le snooker, ce jeu d'adresse qui tolère que son maître ne sache pas où il habite. O'Sullivan paraît si mal dans ses pompes qu'à Sheffield il les a enlevées pendant une partie : elles lui faisaient mal aux pieds. Il a un peu joué en chaussettes, ce qui est interdit, mais a permis au Daily Mail de le baptiser «sock and roll star». Le patron du tournoi a fini par lui prêter une paire. «Elles étaient vieilles et puantes mais drôlement confortables», a commenté Ronnie, ravi. On ignore si c'est lié, mais quelque temps après, il s'est mis à jouer comme un pied et a quitté le championnat en cachant sa tristesse, pour repartir à ses angoisses - il dort très peu -, tout en commentant : «J'ai eu vingt ans au top. A un moment, il y a un changement de la garde.»
Cinq fois champion du monde, il venait à Sheffield pour savoir s’il réussirait, un jour, à décrocher le titre de meilleur joueur de tous les temps. Pour cela, il lui faut être au moins sept fois World Champion. Comme il lui manque deux titres, à trente-neuf ans, O’Sullivan a annoncé qu’il continue sa carrière. Faut-il le croire ? Lui-même ne le sait pas. Ronnie les yeux verts avait déjà pris sa retraite en 2012 avant de revenir en 2013 pour payer les factures.
télégénique. «Les gens se disent "encore heureux qu'il mette son pantalon pour jouer"», a sobrement commenté, après l'épisode des chaussettes, le boss du snooker Barry Hearn, qui a besoin de personnages de cette trempe pour valoriser un sport en déclin en Grande-Bretagne. En 1985, le snooker à son apogée captait 18,5 millions de téléspectateurs pour la finale. On en est loin aujourd'hui. Selon la BBC, qui a lancé ce sport très télégénique sur les écrans en 1978 car il lui fallait de l'action et de la couleur, le nombre de joueurs licenciés de plus de 16 ans a baissé de moitié en huit ans en Grande-Bretagne, passant de 112 000 à 47 000. Des salles ferment. Pour contrer cette déconfiture, le snooker repris en main par Hearn compte s'étendre sur la planète, avec six tournois en Chine, principal pays d'avenir, et d'autres en Inde, Australie, Thaïlande, Allemagne, Pologne, Bulgarie, Portugal ou Lettonie, le tout boosté par les paris.
Mais en attendant, ses maîtres restent anglais et Bingham en fait désormais partie, au terme d'une destinée des plus improbables. Ce type devient, après vingt piges sur le circuit pro, le plus vieux à gagner pour la première fois. Le natif de Basildon s'était fait connaître en battant le champion sortant, Stephen Hendry, en 2000, mais pendant cinq années d'affilée, à partir de 2003, il n'avait pas réussi à se qualifier. Au total, Bingham n'avait atteint les quarts de finale qu'une fois en huit participations. Cette année, il a su rester placide malgré une entame pas terrible en finale, où il était mené 8-4, avant de l'emporter 18-15. Et le voici propulsé pour la prochaine saison au rang de numéro 2. «C'est tellement irréel, a-t-il dit, je n'arrive pas à croire que je suis champion du monde. Après vingt ans de sang, de sueur et de larmes, ce moment va changer ma vie pour toujours. Mais je vais rester la même personne.»