Le jour où on l'a rencontrée, Victoria Ravva sortait d'une conversation avec l'une de ses amies sur Big Fish, le film réalisé en 2003, par le metteur en scène américain Tim Burton. La Franco-Géorgienne était deux fois contente. La première, pour avoir vu «un Burton plus joyeux que les autres» ; la deuxième, d'être confortée dans ses convictions par cette histoire d'un type qui, en embellissant plus ou moins les faits qu'il rapporte, rend la vie plus belle - «alors que le monde est gris» - et touche à une sorte de vérité paradoxale et exacerbée, comme si le fait de travestir les choses révélait leur nature profonde. Allez faire raconter sa vie à quelqu'un qui vous dit ça !
Les grandes lignes : née soviétique à Tbilissi, et prise dès l’enfance dans les soubresauts de l’histoire (la grande), Ravva se révéla être l’une des meilleures volleyeuses de son temps sous le maillot du RC Cannes, avec lequel elle remporta deux Ligues des champions. Naturalisée française en 2003, elle fit exister médiatiquement son sport à elle seule par la grâce d’un physique de James Bond Girl. Le 9 mai, elle a tiré le rideau sur un dix-huitième titre consécutif de championne de France : elle passera du statut de star à celui de chargée marketing de son club.
La grande fille (1,88 m) est donc dans une forme d’adieu à ce qu’elle fut. La forme dit la joie de vivre, l’éclat naturel, une forme d’assurance qu’elle cherche à partager avec son interlocuteur. On a eu l’impression qu’elle tentait de se rapetisser physiquement pour mieux entrer en conversation.
Quant au fond, la collusion entre sa vie sportive (qu'elle quitte), ce que le volley a fait d'elle et ce monde englouti qui l'a vu naître prend souvent un tour bouleversant. «Quand, petite fille, j'allais à l'école à Tbilissi, on entendait les mouches voler dans la salle de classe. Je me rappelle les contrôles à l'entrée, les cheveux roulés en macarons sur les côtés pour les filles, la robe marron et les manchettes blanches qui devaient être immaculées. Montre-moi tes ongles, tes oreilles… les parents d'un mauvais élève pouvaient être affectés jusque dans leur travail. Quand le système soviétique est tombé, on s'est dit "super, on va pouvoir porter des jeans." Mais l'école, c'est pour apprendre. En France, on fait du sport pour le plaisir. J'ai grandi avec l'idée que c'était plus que ça. L'encadrement nous incitait très jeune à visualiser la réussite. Je ne sais pas quand l'idée de faire du sport de haut niveau m'est venue, d'autant que le professionnalisme n'existait pas. Quand même un championnat scolaire est pris au sérieux, et que tu grandis dans l'idée d'exceller et de combattre, le fait que ce soit pour tes parents, ton école ou ton pays ne change pas grand-chose.»
Victoria Ravva a une colonne vertébrale zébrée par les hernies discales, les tendons d'Achille détruits, «plus rien à l'intérieur des genoux». La fille glamour pleurait après chaque entraînement, jouait jusqu'à l'arrachement du cartilage, avait parfois envie «de rebondir au plafond après chaque saut» à cause de la douleur. L'enfer et la grandeur roulés dans la même crêpe, une héroïne soviétique. «Adolescente, j'ai vu des filles qui revenaient trois mois après avoir été opérées des ligaments croisés. Elles prenaient des anti-inflammatoires, et compensaient en sautant sur une jambe. Pour l'avoir vécu à travers mon corps, je peux dire que c'est inhumain.» En mars 2006, Ravva est enceinte de deux mois (des jumelles) quand elle dispute la Ligue des champions dans sa ville de Cannes. Elle n'a rien dit à personne. Et quand on lui fait remarquer que certains ont tiqué à la publication des premiers calendriers du RC Cannes, les joueuses photographiées en tenue légère pour «vendre» une discipline autrement confidentielle dans l'Hexagone qu'elle ne l'était du temps du volontarisme soviétique, Ravva explique qu'elle l'a fait de bon cœur avant de glisser une réponse de soldat et d'élève modèle :«Annie [Courtade, la présidente cannoise] aime bien provoquer, et moi aussi. La nudité n'est pas vulgaire sportivement, avant ça, j'avais fait ce qu'il fallait.» Voilà pour l'image. Victoria Ravva a rencontré son mari actuel, le volleyeur Alexandre Jioshvili, à l'âge de 8 ans. De classes aménagées pour futurs sportifs d'élite en départ adolescente pour l'Azerbaïdjan et le Neftchi Bakou «amoureuse comme une petite fille», en passant par cette étrange starification sur les bords de la Riviera quand lui tient un restaurant patata dans le quartier populaire de la Boca, avec soirée géorgienne une fois par semaine pour étancher la curiosité des copains, elle laisse entendre que leur relation s'est construite à vue, que le lien s'est parfois distendu là comme ailleurs, mais qu'ils sont une partie l'un de l'autre et que personne n'y peut rien, même pas eux.
C'est son luxe. Victoria Ravva a refusé des fortunes en Italie, Russie, Turquie, pour rester à Cannes : «J'ai toujours été très clan, la famille, les cousins, etc. Peut-être que le fait de m'exiler très jeune a accentué ce trait de caractère.» Sur la guerre, dont les Géorgiens ont une certaine expérience entre les sécessions de l'Ossétie du Sud et de l'Abkhazie en 1992 et les deux semaines de conflit armé face à la Russie de Vladimir Poutine en 2008 : «Au-delà d'une certaine ampleur, personne n'a complètement tort ou raison. Ce que je sais, en revanche, c'est que la vraie guerre, c'est après. Quand des gens meurent, on vous met dans un camp. Et cette partition est forcément artificielle. Adolescente, j'étais géorgienne pour les Russes et russe pour les Géorgiens.»
C'est peu dire qu'elle a surfé sur ces indéterminations, française ou géorgienne, caractère indépendant ancré dans une culture originelle plutôt machiste. Elle a facilement été aidée en cela par un talent qui l'a toujours mise au centre de l'échiquier, les règles que lui ont donné son sport et des attachements profonds. L'un d'eux mène à Yan Fang, son entraîneur chinois pendant vingt ans à Cannes, homme d'une extrême culture complètement terrorisant vu du dehors. Elle raconte qu'il l'a convaincue de quitter son club turc d'alors sur une piste de danse en Autriche, manœuvre d'approche destinée à contourner l'étroite surveillance des coachs de Ravva «réussie grâce à l'entremise d'une joueuse polonaise».
Imaginer le Buster Keaton du volley esquisser des pas de danse sur un dance-floor de la Mitteleuropa comme on respire sous l'eau grâce à un roseau pour traverser la rivière sans être repéré vaut des millions. Comme ce que Ravva raconte de son père, ingénieur, directeur de parc d'attraction - «ce n'était pas Disneyland, mais c'était super quand même» - avant de monter une société de transport pour exfiltrer les gens d'origine russe sous pression au moment de l'indépendance, puis de se lancer dans la boulangerie. Ça s'est terminé avec une entreprise de meubles en bois.
Big Fish ? Même pas. Les faits brillent comme l'or.
En 6 dates
31 octobre 1975 Naissance à Tbilissi (Géorgie).
1995 Signe à Cannes.
2002 Naturalisée française.
2003 Deuxième de ses deux titres de championne d'Europe.
2006 Naissance de ses jumelles, Nina et Kallista.
9 mai 2015 Retraite sportive.