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Libération
Reportage

Federer, ubique et orbite

Si le Suisse domine les échanges sur le court, c’est également le cas lors de ses interventions publiques.
Roger Federer, mercredi, à Roland-Garros, face à Marcel Granollers qu'il a battu 6-2, 7-6(7/1), 6-3 en 1h47. (Photo Vincent Kessler.Reuters.)
publié le 27 mai 2015 à 19h26

L'étonnant n'est pas que Roger Federer soit devenu au fil de ses 17 titres du Grand Chelem autre chose qu'un joueur de tennis : c'est qu'il le soit encore. A Roland-Garros, chacune de ses apparitions tient de la charité attentive, comme s'il venait dispenser à la fois une vision et la grâce du jour. Il ne fait pas que cela : «Il va engueuler qui aujourd'hui ?» a lâché mercredi un témoin en préambule à l'apparition du Suisse consécutive à sa victoire suave et expéditive (6-2, 7-6, 6-3) sur l'Espagnol Marcel Granollers.

Mercredi, le Maestro n'a râlé sur personne. C'était le jour du bon point, après ses remarques de dimanche sur les manquements de la sécurité parce qu'un ado était descendu sur le court faire un selfie avec lui. «Oui, j'ai constaté des changements aujourd'hui. Les agents sont davantage sur le qui-vive. C'est ce que je demandais, rien de plus, rien de moins : je n'ai jamais parlé de changer les procédures. Il faut des personnes au bon endroit, au bon moment. Des personnes qui font leur travail.»

La force de l'habitude, l'éclat du rayonnement, le poids historique : plus personne ne s'étonne des postures d'un homme qui, du coup, est en position de statuer sur tout. Sur son adversaire au prochain tour, le Bosniaque Damir Dzumhur, étudiant en sciences politiques à Sarajevo quand il ne gagne pas des matchs : «Ça fait quelques années que les pays plus petits ["smaller" fut le mot anglais utilisé, ndlr] sortent des joueurs. C'est bien d'avoir la Serbie, Chypre, la Bosnie… Après, ça prend des places aux plus grands pays dans les classements. C'est pourquoi tout le monde commence à se plaindre, leurs jeunes ont de plus en plus de mal à se faire une place. Le tennis a atteint un stade où il est partout, cette globalisation du jeu est un signe de maturité pour mon sport.»

Bonbon. Plus tôt dans la journée, on a vu passer la Russe Maria Sharapova dans les mêmes conditions : victoire facile, aucun stress particulier lié à son match, statut de méga-star, mais dix fois moins de journalistes pour écouter la messe, et l'impression que cette grande fille est un peu le lapin pris dans les phares de la voiture, la question foireuse - «Est-ce que vous allez créer un bonbon au vinaigre balsamique ?» parce qu'elle avait mal à la gorge dimanche, on nous a au moins épargné celles relatives à sa vie amoureuse - ne manquant jamais de tomber, ce qu'elle sait.

Federer, lui, donne le ton. Il raconte ses matchs comme des fresques, ajoutant une phrase circonstanciée sur son état d'esprit à tel moment pour embarquer son auditoire et finissant souvent comme dans un rêve : «J'ai finalement trouvé beaucoup de variations dans mon jeu», «Je trouve que j'avais une grande intensité». Il y a certainement un aspect démonstration de force - le front médiatique est un champ de bataille comme un autre dans le sport pro d'aujourd'hui -, mais il y ajoute des ingrédients à lui : une légère empathie (le tutoiement) et un sens tellement aigu des questions qu'on lui pose qu'il arrive toujours à y mettre un peu d'esprit.

La grande affaire internationale de la semaine est tombée mardi : Rafael Nadal ne veut plus être arbitré par un type qui l’a chicané sur le port de son short au tournoi de Rio (du moins selon l’Espagnol), et les instances ont répondu à son souhait, écartant Carlos Bernardes des matchs disputés par le nonuple vainqueur Porte d’Auteuil. L’histoire est sensible. Tout le monde sait qu’il se passe des choses en coulisses depuis des années, et le spectre de la mainmise des meilleurs joueurs sur les désignations est partout.

«Éduquer». Interrogé là-dessus avant son compatriote, le Suisse Stanislas Wawrinka a fait gaffe : «Si les arbitres se mettent les top-joueurs à dos, c'est difficile pour eux. C'est un problème, parce qu'un arbitre n'arrive pas à être aussi strict contre un top que sur le court 17», où patrouillent des joueurs d'un standing moindre. Quand est venu son tour, Federer a lâché un truc incroyable. Il n'a pas parlé d'arbitrage et de l'importance de juger tout le monde avec impartialité. Mais d'éducation. Du joueur lambda, loin des altitudes qui sont les siennes : «Il est clair que sur le court 15, on peut être plus strict et renforcer les règles du jeu pour éduquer les joueurs. Sur le Central, par contre, on peut laisser aller un petit peu. C'est bon pour le match.» Bon pour lui aussi ? Bah, c'est pareil.

Roger Federer est toujours dans le décor, dans les décisions prises au-dessus de lui par l'ATP, dans la répartition des prize-money entre les premiers et les derniers tours des Grand Chelem et ailleurs aussi. Samedi, l'Equipe Magazine publiait un reportage sur le Suisse lors du tout frais tournoi d'Istanbul, bâti sur et autour de lui. Roger Federer avait tous les visages : bête à sponsors, élégant en tenue de soirée, facétieux quand il entraîne les enfants… Au vrai, il n'a même pas besoin de sortir du cadre de son sport pour être cet homme ubique.