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Libération
Reportage

Les souffrances des jeunes vénères

Roland-Garros 2024dossier
Si une nouvelle génération de joueurs excentriques, à l’instar de Tomic, Kyrgios ou Kokkinakis, réveille les courts, les résultats tardent à suivre. Laissant craindre un effet de mode.
L’Australien de 19 ans Thanasi Kokkinakis, jeudi, après sa victoire en cinq sets face à son compatriote de 22 ans Bernard Tomic (Photo Miguel Medina. AFP)
publié le 28 mai 2015 à 19h46

Comme remonter deux sets de handicap dans un tournoi du Grand Chelem n’arrive pas tous les jours, l’Australien de 19 ans Thanasi Kokkinakis a fêté ça dignement jeudi, au bout de sa rencontre (3-6, 3-6, 6-3, 6-4, 8-6 et une balle de match sauvée) face à son compatriote Bernard Tomic : il s’est laissé glisser sur la terre ocre et s’est pris les parties à pleines mains, manière de signifier qu’elles étaient solidement accrochées.

Où va se nicher l'excentricité dans le tennis aujourd'hui ? Une attitude, un sourire méprisant en réponse à une question ou un affichage ouvertement fuck off sur le court : on a eu toute la gamme Porte d'Auteuil, et ça n'avait rien à voir avec le jeu. Les matchs ? Aussi caricatural dans les grandes lignes - un joueur ou en coach voit tout autre chose - que le mirmillon (bouclier et glaive) et le rétiaire (filet et trident) des jeux du cirque : un type ou une fille qui frappe fort et en rythme, son adversaire qui casse le jeu en variant les effets, et ouste ! On passe à la partie d'après. Où c'est pareil.

Ça se joue donc entre les points ou en coulisse. Depuis trois saisons, le circuit place le plus gros de ses espoirs sur Tomic (22 ans) justement, une expressivité au-dessus de la moyenne et un père infernal capable de casser la gueule de l'entraîneur de son gamin ou de le faire suspendre un court temps par la fédération australienne pour «comportement inapproprié», le rejeton ayant quelques prédispositions personnelles de par des fréquentations qui lui ont valu d'apparaître en mars dans une affaire de cocaïne prise par une mineur - il n'a été inculpé en rien.

Ball-trap. Jeudi, on a vu un grand gamin un peu perdu, se demandant ce qu'il avait fait au ciel pour perdre quatre fois en trois mois malgré une balle de match et martelant des pensées positives - «si tu travailles dur, les choses arrivent» - comme on dévide un chapelet. La presse de son pays, elle, compte les kilomètres séparant le joueur de son père. L'impression générale est que Tomic passe de mode.

On sait quand ça a tourné : le 2 juillet, son compatriote et cadet (19 ans à l'époque) Nick Kyrgios sortait l'Espagnol Rafael Nadal à Wimbledon comme à un ball-trap, devenant le premier teenager à battre un numéro 1 mondial depuis 2005. Kyrgios sera opposé à Andy Murray en 8e de finale samedi, une consœur du Monde l'a croisé et vu un petit bonhomme dans un corps de colosse (1,91 mètre) débiter à mille à l'heure une sorte de slang australien, assumant son assurance : «Ça ne me gêne pas que l'on me traite d'arrogant. Dans tous les sports, les plus grands ont tous une énorme confiance en eux.»

Emmanuel Planque, entraîneur du jeune Lucas Pouille, dans l'Equipe : «C'est le premier à arriver avec des codes différents. Il n'est pas très respectueux, il n'en a un peu rien à foutre de Nadal ou Federer. Il s'en moque de se faire siffler. On m'a dit qu'à Nice, il avait fait un scandale parce qu'il voulait une télé qui soit compatible avec sa PlayStation.» En début de semaine, Kyrgios a commencé à parler de la nécessité de «gérer ses émotions» sur le court, s'imaginant «en apprentissage». La jeunesse passera chez lui aussi. Difficile de dire comment il en sortira.

Bistrot. Sorti jeudi par l'Argentin Leonardo Mayer, l'atrabilaire Polonais Jerzy Janowicz est un modèle comme un autre : le méchant des films d'action, le type qui s'amuse à cligner des deux yeux en alternance le plus vite possible parce que les questions des journalistes l'emmerdent. Il est le même sur le court : après avoir broyé la main de Maxime Hamou après sa victoire mardi, il l'engrènait encore dans le vestiaire après. Hamou a expliqué que Janowicz était connu pour ça dans le milieu et que tout le monde s'en foutait. En Pologne, le natif de Lodz est une star et les cars-régies des plus grandes chaînes nationales ont bloqué pendant trois jours la rue où habitent ses parents quand leur fils a atteint les demies à Wimbledon en 2013.

Le lustre international est pour Gaël Monfils : Kokkinakis et Kyrgios l'ont spontanément cité comme leur joueur préféré du circuit. Mercredi, le Français a refait sur le court Philippe-Chatrier la preuve d'un art qu'il maîtrise plus que quiconque : celui d'emmener le public. A Roland-Garros, Monfils demande toujours à ouvrir lundi pour être sûr d'avoir les gosses le mercredi : «Moi, je suis partisan de jouer au tennis dans le bruit. Avec des gens qui font des signes [ce qui est interdit au tennis, ndlr], je trouverais cela encore plus marrant. Cela péterait les rituels des mecs.» Quand il parle de ses adversaires avant les matchs, Monfils donne l'impression de sortir du bistrot : je le connais depuis dix ans, le mec est tranquille, on s'en est mis plein la gueule mais on a bien rigolé.

Dans l'échelle de l'excentricité, il n'y en a qu'un qui le surpasse sur le circuit : un type émotif et issu d'une famille richissime, Ernests Gulbis, qui avait atteint les demi-finales à Paris l'an passé. Eliminé mercredi, le Letton n'a remporté que deux matchs en 2015. Gilles Simon a parlé de lui : «Je n'ai jamais vu un type aussi paumé sur un court depuis Guillermo Coria.» L'Argentin a pris sa retraite en 2009 à 27 ans.