Le Richard Gasquet 2015 de Roland-Garros, c’est inévitablement l’affaire du pigeon. Jeudi soir, lors du troisième set de son deuxième tour remporté le lendemain, vendredi, contre l’Argentin Carlos Berlocq (3-6, 6-3, 6-1, 4-6, 6-1), un oiseau s’est coincé entre le rail aérien et les roues d’une caméra de France Télévisions. Il a rusé, alternant les périodes sans bouger et une agitation frénétique visant à se dégager : les plumes et le sang partaient alors dans tous les sens, faisant fuir de siège en siège les spectateurs en contrebas.
Les deux joueurs étaient alors contraints de s'arrêter, le public entonnant alors des «Le pigeon ! Le pigeon !» autrement plus sonores que les encouragements dispensés au Français pendant le jeu. L'affaire a en quelque sorte rebondi vendredi, quand Gasquet a été pris là-dessus : «Les spectateurs partaient à droite, partaient à gauche… Surréaliste ! Moi, j'ai craint une attaque de corbeaux. Je cours parfois dans le coin avec mon entraîneur et il arrive que les corbeaux soient un peu méchants.»
Route. Les corbeaux, d'accord. Et les questions ? Il y avait du monde pour en poser, vendredi, en prévision de son troisième tour de ce week-end contre le grand (2,01 m) serveur sud-africain Kevin Anderson et Gasquet n'aime pas beaucoup l'exercice. Non qu'il le prenne de haut : on sent juste qu'il checke rapidement la dangerosité du contexte, comme s'il était éternellement condamné à subir. Ça nous a valu un moment formidable, une sorte de must dans un monde du haut niveau où ces mecs voient des gens aller dans leur sens toute la journée : on l'a lancé sur le comportement limite de Berlocq, chambrant le Français après un bois - «alors, Gringo ?» - ou effaçant la trace d'une balle (bonne) de son adversaire pour en montrer une autre (faute). Gasquet a été super : «Peut-être qu'il était de bonne foi. Berlocq est courageux et coriace.» L'Argentin n'en revenait pas : «Venant d'un joueur pareil…»
Sur le moment, on a pourtant cru que l'homme de Sérigan (Hérault) allait lui casser la gueule. Il n'aime pas qu'on lui pave la route : c'est récurrent chez lui, plus caractéristique encore que sa réserve devant les micros. Parfois, il s'en trouve pour rhabiller sa trajectoire - enfant prodige, next big thing écrasé par la furia médiatique puis joueur décevant, bloqué à un certain stade - en génie incompris sagouinant son talent et sa réponse est toujours la même : «Rien ne me dit à moi que j'aurais pu faire mieux. Peut-être que c'est déjà pas mal.»
Vendredi : «Si je devais me féliciter d'une chose et une seule, c'est d'avoir tenu dix ans. C'est dur à ce niveau. Après, tu peux prendre la balle un peu plus tôt pour gagner l'initiative dans l'échange, servir mieux… Mais j'ai eu des moments difficiles [un contrôle positif à la cocaïne en 2009, notamment, ndlr] et je suis là.» La résilience quand on vous prête du génie depuis vingt ans. Richard Gasquet marche à l'ombre.
Avec son père, Francis, à l'origine de la vocation d'un fils qu'il a longtemps cornaqué, les choses se sont apaisées : le joueur sait qu'il a encore quelques années à passer sur le circuit et n'entend pas mener des combats en dehors du court. Reste une impression étrange, qu'il a fait ressurgir quand il a expliqué qu'il importait «de ne pas se rétracter» lorsque le public de la Porte d'Auteuil entend gonfler ses voiles : Gasquet y va toujours sans vraiment y aller. Il ne croque pas dans le truc. Ou s'il y croque, c'est en se demandant si c'est du lard ou du cochon.
Il faut oublier le visage et l’accent du midi, inchangés depuis ses débuts : il y en a pour dire que ce tropisme va en s’aggravant, la disparition de son coup droit à plat pour cette horrible boucle en lasso à la Rafaël Nadal histoire de gagner en sécurité n’augurant rien qui aille dans le sens du ludique, aspect qui l’a longtemps porté. Gosse, Gasquet jouait avec le vent, avec l’ombre sur le court parfois. Les spectateurs se tapaient sur les cuisses.
Lutteur. L'heure n'est pas à la gravité, mais à l'indécision et au temps qui passe pareil au précédent. Sur ses rapports avec ses deux entraîneurs, l'ex-numéro 1 français Sébastien Grosjean et le double vainqueur espagnol de Roland-Garros (1993 et 1994) Sergi Bruguera, lutteur exceptionnel sur le court : «Il y a forcément un peu d'engueulades. Quand tu es à ce niveau, il faut du caractère. Ils me disent de jouer au tennis [être proactif et pas en réaction, ndlr] un peu plus. Parfois, j'ai tendance à être un peu passif.» L'ombre du dernier vainqueur français d'un Grand Chelem plane depuis le début de la semaine, Gasquet aura 29 ans le 18 juin. Il raconte des histoires de sport et de verre à moitié plein. Pas sûr que l'époque prête l'oreille à des discours aussi nuancés. Sinon, jeudi, le pigeon a fini par s'envoler.