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Libération
Enquête

Courts de marché

Sports. Changements d’agent, d’équipementier, de coach ou de sparring partner… Moins visible que dans le foot ou le basket, le mercato agite aussi le monde du tennis.
La Biélorusse Victoria Azarenka face à Serena Williams, dont elle a débauché le sparring-partner, dimanche à Roland-Garros. (Photo Dominique Faget. AFP)
publié le 31 mai 2015 à 20h36

Le ballet est bien réglé. Et plutôt discret. Pourtant, à Roland-Garros, le marché international du tennis bat son plein. Point de mot plus haut que l’autre en public, point de dollars tombant des poches, point de discussions de marchands de tapis accoudés à un bar de Roland. Nous ne sommes ni à la criée de Dives-sur-Mer ni à Stamford Bridge. Mais derrière cette poignée de main dans un couloir, derrière cette discussion à la sortie du restaurant des joueurs ou derrière cette invitation à dîner lancée aux parents d’une jeune pousse prometteuse, bat le cœur du mercato, ou plutôt des mercatos tennistiques, où valsent les agents, les sponsors, les équipementiers et les entraîneurs.

Pas sûr que Zlatan Ibrahimovic, aperçu à la Porte d’Auteuil la semaine dernière dans le clan Djokovic, en saisirait toutes les subtilités. De toute façon, les montants évoqués le feraient doucement rigoler. Quoi qu’on parle aussi en millions d’euros dans le business du tennis, notamment quand on s’approche du Big Four (Roger Federer, Rafael Nadal, Andy Murray, Novak Djokovic). Ainsi, en fin d’année dernière, l’agent d’Andy Murray a réussi à «transférer» son joueur, arrivé en fin de contrat avec Adidas après cinq ans de bons et loyaux services, chez l’équipementier américain Under Armour. Montant du contrat sur quatre ans : 15 millions de livres (près de 21 millions d’euros).

«Golden list» de coachs stars

La majorité des deals n'atteignent pas ces niveaux. «Le positionnement du tennis n'est pas celui du foot, les joueurs n'ont rien à voir, l'image n'est pas du tout la même et les montants ne sont pas du tout les mêmes non plus», confirme un acteur du sport business qui tient à garder l'anonymat. Pour Karine Molinari, agent du 18e mondial, David Goffin, après s'être occupée des intérêts de Sébastien Grosjean, Caroline Garcia, Elena Dementieva ou Gilles Simon, «dans le foot, les joueurs sont salariés, pas dans le tennis, où il n'y a pas de clause de subordination, mais un contrat de sponsoring avec la marque : c'est quand même une grosse différence dans la relation. Après, oui, au niveau du turnover, on peut effectivement parler de mercato, parce qu'il y a un marché : des marques qui se lancent, d'autres qui investissent, certaines qui au contraire réduisent leurs budgets… Et c'est aux agents d'être assez réactifs.» Pour veiller aux intérêts de leur poulain et aux leurs, puisqu'ils sont rémunérés au pourcentage.

Ces dernières années, les agents sont devenus des personnages clés du marché. Lequel n'obéit pas à un calendrier. Pas de mercato d'été ou d'hiver, contrairement à ce qui se pratique dans l'univers du ballon rond. Même si, fait remarquer un professionnel lui aussi «off the record», «à la fin de chaque année, des agents qui ont plein de joueurs en ont forcément certains qui arrivent en fin de contrat. Et ça se sait. Donc ça ressemble un peu au foot». Malgré tout, «le mercato du tennis est propre à chacun, détaille Antoine Maitre-Devallon, agent chez Octagon, l'une des principales officines internationales. L'athlète est une entreprise qui a son rythme de contractualisation et fait son propre mercato le temps venu. Dans le foot ou dans le basket américain, il y a une récurrence qui n'existe pas aujourd'hui dans le tennis. Les sports individuels, c'est aussi un marché d'opportunité : on peut ou on ne peut pas faire».

Et quand on peut, on peut quand même beaucoup. Car outre le matériel, d'autres éléments clés de la réussite d'un joueur au plus haut niveau sont concernés par ce marché géant. A commencer par les coachs. «Certains joueurs, confie ainsi Morgan Menahem, agent de Jo-Wilfried Tsonga durant sept ans, et qui s'occupe aujourd'hui des jeunes Laurent Lokoli et Calvin Hemery, vont te solliciter en te disant : "Je cherche un entraîneur, est-ce que tu peux sonder et me dire qui est libre et qui ne l'est pas ?"» Et accessoirement combien il coûte, selon qu'il s'agisse de coachs de première division ou pas. Car le tennis a ses Mourinho, ses Ancelotti… et puis tous les autres.

Une liste - la «golden list» - des meilleurs entraîneurs du monde circule d'ailleurs sous le manteau. Informelle mais très bien renseignée. Tout en haut, on y retrouve quelques noms bien identifiés : Sven Groeneveld par exemple, actuel entraîneur de Maria Sharapova, qui avait auparavant présidé aux destinées de Monica Seles, Arantxa Sánchez-Vicario, Mary Pierce, Ana Ivanović, Tommy Haas, Michael Stich entre autres, et auprès de qui Roger Federer prenait encore d'amicaux conseils il y a peu. Ou Sam Sumyk, le Breton qui a amené Victoria Azarenka au sommet, désormais en charge du dossier Eugenie Bouchard. «Quelques heures seulement après avoir officialisé la rupture avec "Vika", j'avais déjà reçu trois offres de job», jure-t-il.

Un troisième nom revient souvent, «plus discret mais très, très sollicité», assurent les acteurs du sport : Jose Perlas, au chevet de l'Italien Fabio Fognini. «En fait, il y a beaucoup de coachs qui sont réputés pour, à chaque fois, faire fortement progresser les joueurs qu'ils prennent en mains», explique Karine Molinari. Ceux-là se paient aussi au prix fort. Parfois au même niveau que les coachs stars mentionnés plus haut. Entre 100 000 et 200 000 euros de fixe par an, selon nos informations. Plus les frais. Et plus les bonus, qui peuvent jusqu'à tripler leurs émoluments. Certains - environ 20 % de ce gratin tennistique mondial - gagneraient même davantage.

«Si tu n’as pas l’info, tu es mort»

Et en France ? Certains entraîneurs du haut du panier émargeraient jusqu'à 5 000 euros par semaine. «Mais ce n'est pas la majorité, confie un manager qui préfère ne pas être nommé. Un entraîneur moyen va plutôt toucher aux alentours de 1 500 euros la semaine.»

Et le marché des transferts ne s'arrête pas là. Victoria Azarenka, justement, en est une bonne illustration. Quittée par Sam Sumyk, la Biélorusse a recruté Wim Fissette, ultime coach de Kim Clijsters, qui venait d'être jeté par Simona Halep, numéro 3 mondiale. Et Vika a continué ses emplettes : elle a également embauché l'ancien sparring-partner (partenaire d'entraînement) attitré de Serena Williams, Sascha Bajin, juste après qu'il a été remercié par l'entourage de la numéro 1 mondiale. L'ancien «sparring» d'Andy Murray, 3e au classement ATP, Dani Vallverdu, entraîne désormais Tomas Berdych, 4e.

Les mercatos se prolongent à bien des niveaux, visibles ou beaucoup moins. «On a un réseau international, confirme Antoine Maitre-Devallon, on communique avec des profils dont on sait qu'ils sont en recherche d'un job, d'une mission. Et ça se fait aussi au niveau des préparateurs physiques, des kiné-ostéo…» Les meilleurs d'entre eux (ou en tout cas les plus réputés) se monnaieraient jusqu'à 10 000 euros par mois.

Filles et boissons

On comprendra dès lors l'importance pour les différents acteurs de ce barnum sportif de rester en éveil permanent. Car «dans ce secteur, si tu n'as pas l'info, tu es mort, reconnaît Karine Molinari. Donc parler avec les gens, c'est le meilleur moyen d'être au top des infos, aussi bien en termes de sponsoring que de management, que de garanties, que de coaching…» Qu'il s'agisse de conclure des deals au coup par coup - comme ces patchs publicitaires brodés sur les tenues le temps d'un match pour parfois 1 000 euros, pas plus - ou de signer un jeune joueur dans le but de l'accompagner jusqu'au sommet.

Ça, c'est le nec plus ultra du secteur. «Avec un joueur de 18 ans, détaille Morgan Menahem, ta problématique va être : combien de temps faut-il que je négocie avec un équipementier ? Sur du très long terme - trois ans et plus - ou sur du plus court terme ? Dans les faits, tu vas être plus sur du court terme car tu espères que dans les deux années à venir, il va arriver à un niveau supérieur qui va te permettre d'aller chercher un deal encore meilleur.» Ce qui explique pourquoi, durant cette deuxième semaine à Roland-Garros, le tournoi juniors attirera une foultitude d'agents. Qui, assure l'un d'entre eux, sont adeptes du «tous les coups sont permis»…

Au cours de cette enquête, on a eu vent d’histoires situant des finalisations de contrats dans une villa de la côte d’Azur, avec moult filles et boissons à volonté. On a été mis au parfum de courriers envoyés par la concurrence à des joueurs pour les débaucher, dans lesquels il était question de la nullité crasse de leur agent attitré. On a vu de nos propres yeux des joueurs faisant partie du top ten s’entretenir en toute décontraction avec un gestionnaire d’images qui n’était pas le leur. C’est le jeu.

Mais tous les acteurs de ce tennis-business nous l'ont affirmé : au final, la valeur d'un joueur se mesure à l'aune de ses résultats. Et aussi bon agent - ou aussi beau parleur - sois-tu, conclut l'un deux, «dans les faits, si t'es pas bon, si tu ne produis pas, tes joueurs vont voir ailleurs et tu jartes.»