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Interview

Juve Quel que soit le stade où je joue, une partie du public m’est acquise

Avant d’affronter le FC Barcelone ce samedi soir en finale de la Ligue des champions à Berlin, la «Vieille Dame» en personne nous raconte les grandes heures de la  Juventus Turin.
La star Boniperti (à g.), et le boss Agnelli en 1969. (Photo AKG)
publié le 5 juin 2015 à 19h46

Ce samedi soir, la Juventus Turin rencontre le FC Barcelone en finale de la Ligue des champions. On a dit du Barça qu’il était «plus qu’un club». De ce point de vue-là, la Juventus n’a rien à lui envier et peut même lui en remontrer. La Juve, c’est une institution (inter)nationale, dont l’histoire épouse celle de l’Italie. Elle se raconte.

Pourquoi vous surnomme-t-on «la Vieille Dame» ?

Parce que, née en 1897, je suis donc très vieille ! En sortant de leur lycée Massimo D'Azeglio, mes parents s'arrêtaient autour d'un banc du corso Re Umberto, à Turin, et rêvaient à ce nouveau jeu de balle venu d'Angleterre. Un beau jour, presque pour s'amuser, ils décident de fonder une société. Comme ils faisaient du latin, ils m'ont baptisée Juventus, «jeunesse», plus précisément Sport Club Juventus. Petite, j'étais assez ridicule : pantalons noirs, maillot en laine rose, nœud papillon, béret savoyard sur la tête ! A Turin, il y avait déjà le Torino Football & Cricket Club, à Gênes un Genoa Cricket and Football Club - mais ce n'était pas pris au sérieux, on préférait les sports hippiques ou la gymnastique. J'ai participé à mon premier tournoi - d'un seul jour - le 11 mai 1900. J'avais 3 ans ! La Mole Antonelliana, avec sa coupole dominant la ville, venait d'être construite et l'usine Fiat sortait ses premières voitures. Jamais je n'aurais pensé devenir le troisième symbole de la capitale piémontaise. Au début, le Genoa me battait tout le temps ! Mais mon nom commençait à être connu. Un industriel anglais, John Savage, s'entiche de moi et m'offre une nouvelle robe. Il commande un équipement plus seyant à Nottingham, mais, par erreur, au lieu des tenues roses, m'arrivent les maillots rayés blanc et noir de l'équipe de Notts County ! Je les ai gardés. Savez-vous que les supporteurs de Notts County, quand leur équipe joue bien, chantent encore «It's just like watching Juve» ? Pendant un championnat, je ne sais plus lequel, les maillots, avec un col en V, ont été faits trop larges, si bien que quand je courais, l'air s'engouffrait et faisait une bosse derrière : je ressemblais vraiment à une vieille dame qui avançait penchée ! Ce qui est sûr, c'est que les tifosi des équipes hostiles - Milan, Inter, Roma, Fiorentina… - continuent à nous appeler les gobbi, les bossus !

Quand gagnez-vous votre premier titre ?

En 1905. Mais, jusqu’à la Grande Guerre, je ne suis pas une grande puissance. Et, surtout, je perds une partie de moi-même : des «séparatistes» fondent le Torino FC.

Votre éternel rival ?

Oui, la rivalité existe toujours lorsqu’une ville possède deux grandes équipes. Le «derby della Mole» est toujours enflammé, encore aujourd’hui. Je me souviens, c’était le 5 mai 1932, que ce derby a été le premier événement du Calcio retransmis en direct à la radio. Le premier match diffusé à la télé a été un Juventus-Milan, en 1950. Avec mes rayures de zèbre, j’étais la seule équipe, quand la télé n’était pas en couleurs, qui était tout de suite reconnue ! Les autres semblaient toutes avoir des maillots gris foncé ! Je recevais beaucoup de lettres de supporteurs émigrés en France, en Belgique ou en Allemagne, qui n’arrivaient pas à entendre à la radio les résultats des matchs… Ils tournaient le bouton du poste, en petites ondes, tendaient l’oreille, et au moment où le speaker disait «Juventus-Milan, 2-…», «Grrcht, grrcht», ça se brouillait !

Mais la ville de Turin supportait le Torino ?

Le «Toro» est une équipe légendaire. Elle gagne quatre championnats de suite avant la saison 1948-1949 où la catastrophe - la plus grande que le sport italien ait connue - s'abat sur elle : le 4 mai 1949, l'avion parti de Lisbonne percute la basilique de Superga. Dans le crash périssent 31 personnes, tous les joueurs, les entraîneurs, les dirigeants, les journalistes… Cette tragédie est dans le cœur de tous. L'antagonisme entre les bianconeri et les granata remonte à loin… Il faut savoir que le 24 juillet 1923, la Juventus se donne pour président Edoardo Agnelli, le fils du fondateur de Fiat, puis aura à sa tête Gianni Agnelli, l'«Avvocato», Umberto Agnelli - et aujourd'hui Andrea Agnelli. J'appartiens à la dynastie des Agnelli, qui a eu et a un rôle dominant dans la vie économique et politique de l'Italie. On m'a toujours vue comme l'équipe des industriels et de la bourgeoisie turinoise - qui, en gagnant, par exemple, tous les championnats de 1930 à 1935, puis en 1950, 52, 58, 60, 61, etc. devient elle-même une puissance symbolique, qui sert Fiat comme Fiat la sert. L'une des images emblématiques du boom économique des années 50-70, c'est la Fiat 500, les Italiens qui parcourent les autoroutes sur la petite boîte roulante pour aller en vacances… Gianni Agnelli est plus puissant qu'un Premier ministre, la Juve est son gouvernement, les juventini son peuple. On me dit alors hautaine, aristocratique. Mais en réalité, grâce au travail offert par l'industrie automobile, de très nombreux ouvriers du Sud émigrent à Turin, et choisissent comme «équipe de cœur» la Juventus, parce que connue, parce que gagnante. La bourgeoisie piémontaise et les immigrés méridionaux réunis sous le même drapeau ! Les supporteurs du Torino, ce sont les Turinois pure souche, les employés, la classe ouvrière organisée, qui a en mémoire les grandes luttes de «Conseils» des années 20 (à l'exception notable - mais pas tant que ça puisqu'il venait de Sardaigne - de leur leader, le philosophe marxiste Antonio Gramsci, juventino invétéré !)

Vous, vous êtes «la Fiancée de l’Italie»…

Je vais le devenir, à mesure que, de victoire en victoire, je m'impose comme l'équipe qui, après le Real Madrid, a gagné le plus de titres nationaux et internationaux. Cela veut dire que, du Nord au Sud, quel que soit le stade où je joue, une partie du public m'est acquise (l'autre ne manque jamais de me flatter : «Juve merda !», «Juve Juve vaccanculo !»). Je ne joue jamais vraiment à l'«extérieur». Et on sait que des «Club Juventus» existent partout, en Australie, en France, en Russie (Mikhaïl Gorbatchev est mon tifoso), en Amérique du Sud, aux Etats-Unis. Mais ce ne sont pas tant mes succès qui expliquent l'«histoire d'un grand amour», comme dit l'hymne chanté à mon entrée sur le terrain. C'est ce qu'on appelle le «style Juventus», dérivé de la figure aristocratique de Gianni Agnelli, maintenu par ses successeurs et incarné par certains joueurs charismatiques, tel Giampiero Boniperti, l'un des plus grands footballeurs de l'histoire, le meilleur buteur du club (dépassé par Alessandro Del Piero près de quarante ans après, en 2006), dont il sera ensuite (1971-1990) le président, avant d'être élu député européen. Un dieu, Boniperti ! Il avait une tête de statue grecque, avec ses cheveux blonds ondulés, une prestance, une élégance naturelle dans les mouvements…

J'ai toujours aimé les hommes avenants, pensez à Llorrente, à Gigi Buffon, ou à Antonio Cabrini, plus beau qu'Alain Delon ! Plus que vieille, je suis une «Belle Dame». Boniperti composait, avec le Gallois John Charles et l'Argentin Omar Sivori, le «trio magique». C'est avec eux, je crois, qu'est née ma légende. Boniperti c'était la distinction, la régularité, la géométrie, Charles, un géant, la verticalité, la force de frappe, et Sivori, Ballon d'or 1961, court sur pattes, chaussettes enroulées sur les chevilles, la créativité, le génie du dribble et de la feinte de corps, l'inventeur du «petit pont» ! Il n'y a pas un gamin italien qui, dans sa chambre, dans la cour de l'école, dans la rue, n'ait joué à «être» Charles et Sivori. Beaucoup de champions se sont habillés en blanc et noir : Zlatan Ibrahimovic, Gianluca Vialli, Dino Zoff, Gaetano Scirea, des Ballons d'or, de Paolo Rossi à Pavel Nedved, Roberto Baggio, Platini ou Zidane, Trezeguet, Boniek («recommandé» par Jean Paul II, qui n'était pourtant pas juventino, contrairement à Benoît XVI), Michael Laudrup, Deschamps, Thuram et bien sûr Del Piero, que l'Avvocato appelait «Pinturicchio», du nom du peintre du XVe siècle, car ses coups francs étaient des œuvres d'art!

Mais dans les légendes, il y a toujours des drames…

Bien sûr, la plus grande tragédie a été celle du stade de Heysel, le 29 mai 1985, 39 morts, 454 blessés… Je n’oublierai jamais, et il me semble dérisoire que Michel Platini ait soulevé le trophée de la «Coupe des champions» gagnée ce soir-là… Et puis il y a les défaites cuisantes, les éliminations, les scandales…

Un peu plus même… Vous avez tout de même fait l’objet d’enquêtes judiciaires…

Oui, on a fait de moi une vieille dame indigne. Il y a eu des mises en examen pour dopage, des soupçons de toutes sortes, des accusations de tricheries, de corruption d'arbitres qui ont provoqué le «Moggigate» [du nom de l'ancien directeur général de la Juve, Luciano Moggi, qui a mis en place une corruption structurelle, manipulant dirigeants fédéraux, arbitres et journalistes, ndlr], et m'ont valu la rétrogradation…

La Juve en Serie B, la deuxième division !

C’était en 2006-2007… Ibrahimovic, Mutu, Thuram, Vieira, Cannavaro, me quittent alors, on jouait contre Albinoleffe, Frosinone, Rimini… Grâce à Didier Deschamps, je suis remontée dès l’année suivante en Serie A. Plus que l’humiliation, on a appris là la modestie…

Ce soir, c’est Barcelone que vous allez rencontrer…

Le Barça, c’est l’équipe la plus forte du monde. Si elle gagne, ce sera… normal. Si je gagne, ce sera exceptionnel, et l’histoire du football retient surtout les exploits.

Finale inédite en ligue des champions

Il s’agit de la soixantième finale de l’histoire et la première confrontation des deux clubs à ce stade de la compétition.

Juventus Turin-FC Barcelone, à 20 h 45, à l’Olympiastadion de Berlin. En direct sur TF1 et Canal+.