Porté disparu après une plongée près de Toau, aux Tuamotu, Laurent Bourgnon, 49 ans, était l’un des grands navigateurs français des années 90. Il a remporté la Route du rhum en 1994 et 1998. Placide et décontracté, un peu rêveur dans l’allure, toujours pieds nus, il a apporté les techniques de la glisse et la philosophie du surf au monde des transats. Depuis les années 2000, retiré du jeu sportif, il s’était mis au charter dans le Pacifique.
1966. Bourgnon naît dans le Jura suisse, à La Chaux-de-Fonds (Suisse). Ses parents travaillent dur à développer une boulangerie industrielle. Mais, vite, il leur prend l’envie de tout lâcher. Ils veulent voyager. Ils n’ont jamais navigué ? Un stage aux Glénans fera l’affaire. Ils n’ont pas de bateau ? Ils vont choisir le petit frère de celui de Moitessier, le pape des globe-flotteurs.
Il y a cette balade inaugurale aux Antilles et puis, surtout, il y a ce tour du monde en croisière familiale avec un arrêt de six mois aux Marquises. Adolescent, Bourgnon adhère au mode de vie polynésien. Il en gardera toujours une nonchalance cosmique, un rapport fort aux solidarités tribales et une connivence avec la nature.
A l’inverse de la trajectoire ordinaire, Bourgnon arrive à la compétition par l’aventure. Son premier fait d’armes est la traversée de l’Atlantique en Hobie Cat, un engin de plage. C’est un immense exploit, monté avec des bouts de ficelle et à déconseiller absolument au plus barré des baroudeurs. Son jeune frère, Yvan, a fait encore pire ces derniers jours : un tour du monde en solitaire avec escales sur le même genre d’engin. Il vient de partir aux Tuamotu à la recherche de son frère.
«Ecailles». Quand il arrive à Pointe-à-Pitre (Guadeloupe), Bourgnon croise le trimaran de Philippe Poupon qui vient de remporter la Route du rhum 1986. Huit années plus tard, c’est Bourgnon qui triomphe au même endroit.
Pour y parvenir, il devient à la fois horloger et dauphin. Malgré des airs un peu lunaires et une décontraction fluide, le marin horloger est un technicien précis et novateur. Il se caractérise par sa capacité à alléger, à simplifier, à dépouiller. Il est du genre à couper en deux les manches des brosses à dents. Mais il s'applique aussi à faire de ses bateaux des objets compacts et parfaits comme des galets qui ricochent. Dans un livre témoignage, il explique : «Il y faut une patience d'ange, une fièvre d'ingénieur, une minutie d'inventeur.»
Il est plus connu pour ses façons de dauphin. Bourgnon ne lutte pas contre l'océan. Il accompagne, il se laisse porter, il surfe. C'est la vitesse acquise qui lui donne de l'agilité. Il résume ça ainsi : «Je voudrais être ce marin dauphin qui tire son énergie et sa belle humeur du salé-salé, qui emmagasine de la force en se laissant ballotter, bousculer, rouler.»
Surtout, à un moment où les bateaux deviennent plus volages, où il faut naviguer sur une seule coque et vivre en équilibre jour et nuit, il sait accéder à des zones inexplorées des capacités humaines. Il détaille : «Nous avons tous des arrière-mondes dans lesquels nous refusons d'aller voir de peur de nous retrouver en face de diables inexpliqués. Moi, j'accepte de plonger profond, de redevenir un être amphibie, moitié poisson moitié oiseau, se défaisant petit à petit de ses écailles, de son plumage.» Et d'insister : «Je n'ai pas peur de ce que je découvre dans cet état second entre veille et sommeil, entre conscience et inconscience, entre raison et folie. Parfois, il me semble même que je recherche cette transe.»
Montagne. Années 2000. Bourgnon a un palmarès imposant et une reconnaissance évidente au sein de la corporation marine. Mais il a une notoriété moins grand public que beaucoup. Ce qui ne le perturbe en rien. Ce n’est pas une rock-star façon Florence Arthaud, même s’il est sûrement aussi casse-cou et aussi partant pour des expéditions risquées. Il est moins touche-à-tout de génie que Loïck Peyron, moins adapté à la vie sociale, aux grands projets compliqués. Il est plus indépendant, plus discret. Il est moins gagneur que Franck Cammas et n’aime pas les organisations lourdes et contraignantes.
Comme beaucoup de marins, Bourgnon est fasciné par la montagne et s’entoure de coureurs de sommets qu’il embarque avec plaisir. Il aime piloter des avions et des ULM et se passionne pour la course automobile au point de disputer le Paris-Dakar.
L’étonnant, c’est de le voir dételer quand beaucoup de marins restent compétiteurs jusqu’au bout. Il fait construire un gros catamaran à moteur et se met à sillonner le Pacifique avec femme et enfants. Il propose des séjours à la semaine en charter de luxe. Bill Gates ou David Cameron ont ainsi l’occasion d’embarquer à son bord. De temps à autre, Bourgnon repasse par Hongkong préparer et mener de beaux bateaux pour des propriétaires chinois.
Une dernière image. On est au large de Saint-Malo. C’est le départ de la Route du rhum 1994. Un trimaran blanc se dresse sur une seule coque, plus toilé que le reste de l’escadre, volant vers les grains à venir qui noircissent l’horizon. A la barre, il y a un marin rayonnant, bouclé en bélier, souriant à l’océan qui vient.