«Ça me tenait à cœur de montrer que l'attitude de certains parents était excessive.» Dans N'oublie pas de gagner (sorti en mai 2015 aux éditions Stock), la journaliste Dominique Bonnot commence par raconter son enfance : ces heures passées sur les courts pour faire plaisir à papa, ces services à répétition et sans conviction, poussée qu'elle est alors par un père plus passionné qu'elle.
L'autobiographie laisse ensuite place à la biographie, ou plutôt aux biographies : N'oublie pas de gagner est une succession de parcours de championnes, parfois traumatisées par leur entourage, jusqu'au très sordide (le premier chapitre est consacré au procès de Régis de Camaret), parfois poussées vers le haut, comme ce fut le cas pour les sœurs Williams ou Marion Bartoli. A l'heure d'une demi-finale de Wimbledon qui voit ce jeudi Serena Williams affronter Maria Sharapova, soit deux des plus grandes réussites récentes du tennis féminin, Dominique Bonnot revient sur ces âmes en peine qui hantent le classement WTA.
Comment est venue l’idée de N’oublie pas de gagner ?
Je voulais montrer l’attitude extrême de certains parents. Des parents qui pouvaient être intelligents, innocents par ailleurs, mais qui pouvaient aussi gâcher la vie de leurs enfants. Il y a des mères en cause, mais il s’agit beaucoup de pères aux envies de réussite folles, démesurées, qui pouvaient être dangereux pour leurs filles. Je voulais donc parler de ces filles qui avaient du mal à se construire, allant jusqu’à avoir des envies de suicide, qui tombent dans la drogue…
En même temps, j'ai moi-même été touchée par ça quand j'étais jeune, de façon assez soft. A 7-8 ans, j'ai eu une enfance contrariée par le rêve d'un père. Après, j'ai connu la difficulté qu'il y a à se reconstruire là-dessus… J'ai donc toujours eu beaucoup d'empathie pour ces championnes. J'étais passionnée par leurs parcours. J'étais folle de joie quand elles gagnaient un tournoi du Grand Chelem ou terminaient 1ère du classement WTA que ce soit Mary Pierce, Amélie Mauresmo ou Marion Bartoli. Mais j'étais aussi très affectée quand je voyais leurs souffrances. Ces hauts et ces bas, cela a toujours résonné en moi.
Pourquoi le tennis féminin est-il plus particulièrement touché par cette pression parentale ?
J'ai écrit sur le tennis féminin parce que c'est le sport sur lequel je me suis le plus focalisé durant ma carrière de journaliste. Mais après la sortie de ce livre, on m'a dit que c'était la même chose dans la natation, le golf ou l'équitation. Tous les sports individuels qui regroupent une notion d'excellence et des ambitions de notoriété ou d'argent produisent ce genre de phénomènes où les parents deviennent fous. C'est le syndrome des pushy parents, qui vivent leur vie à travers celle de leurs enfants.
Mais le tennis a cela de particulier en ce qu’il s’agit d’un sport qui brasse énormément d’argent. Dans le classement des sportifs les mieux payés du monde, il y a trois femmes, trois joueuses de tennis : Maria Sharapova, Serena Williams et Li Na. Depuis que la WTA a mis l’accent sur le glamour, les joueuses peuvent devenir des icônes. En Asie, ce côté glamour a beaucoup plu. Là-bas, Maria Sharapova ou Li Na, c’est les Beatles. Et puis c’est un sport où on peut éclore très jeune. A 14, 15 ans, certaines joueuses sont à la tête d’entreprises qui les dépassent (ce fut le cas notamment pour Jennifer Capriati ou Martina Hingis qui sont passées sur le circuit professionnel à 13 et 14 ans, ndlr).
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Du coup, ça peut faire tourner la tête à beaucoup de pères…
A ce moment-là, le père est soit larbin, soit gourou. Certains pères deviennent complètement fous, comme le père de Valentine Fauviau qui se met à balancer des Temesta dans les bouteilles d'eau des adversaires de ses enfants. Jusqu'à aller provoquer la mort d'un jeune homme, Alexandre Lagardère, qui s'est tué après s'être endormi au volant suite à un match face à Maxime Fauviau. Son père, j'ai appris le connaître à travers ce que me racontait sa fille : c'est un homme au caractère droit, rigide, très à cheval sur la morale. Pourtant, il a complètement transgressé toutes les règles pour faire gagner ses enfants.
Finalement, vous montrez que cela donne des joueuses mentalement bancales. N’est-ce pas un paradoxe pour un sport qui requiert autant de mental ?
Ça les transforme souvent en guerrières sur le court. Avec Catherine Tanvier, qui a aussi eu un parcours compliqué, qui s'est reconstruit à travers l'écriture, on avait une théorie. On se demandait si finalement, les grosses frappeuses du circuit n'étaient pas des filles qui exorcisaient leurs enfances difficiles. Que la rage et la colère de ces joueuses, comme Mary Pierce ou Mirjana Lucic, qui se faisait rouer de coups dans sa baignoire par son père lorsqu'elle perdait, ne se traduisaient pas finalement par une rage et une colère dans les frappes de balle.
Mais elles ont beau être des guerrières sur les courts, en dehors ce sont des femmes détruites. Elles ne peuvent plus êtres légères comme les autres, elles ne peuvent plus taper dans une balle pendant longtemps une fois qu’elles ont pris leur retraite… Elles ont souvent des périodes sombres desquelles elles se sortent grâce au pardon, le fait d’avoir un enfant ou grâce à l’amour d’un compagnon ou d’une compagne, de leur famille…
Pourquoi retrouve-t-on moins de cas de joueurs sous pression dans le tennis masculin ?
Chez les hommes, le rapport père-fils est plus équilibré. Et puis les garçons atteignent le haut niveau beaucoup plus tardivement. Chez les filles, il y a cette volonté de certains pères d’élever des championnes qui pourront gagner de l’argent rapidement, dès l’adolescence. C’est un phénomène qui est arrivé de Russie dans les années 90. Après la chute du mur, il y a eu la réussite d’Anna Kournikova, devenue une championne jeune, avec plein de contrats publicitaires. Cela a rendu fous beaucoup de parents qui se sont dits «pourquoi pas moi ?». Les parents russes avaient la méthode, du coup, au début des années 2000, la moitié du Top 10 était composée de jeunes Russes. Chez les hommes, à 15 ans, ils n’ont pas le niveau ATP.
Mais n’y a-t-il pas de contre-exemples de relations saines entre père et fille qui a provoqué la réussite de cette dernière ?
Si, évidemment. Quoi qu’on en dise, la relation de Richard Williams avec ses filles Serena et Venus est belle à voir. C’est vraiment un clan, avec beaucoup d’équilibre, une mère qui a joué un rôle énorme. Il y a tout de même cette légende qui traîne autour de Richard Williams, qui veut qu’il aurait programmé la naissance de ses filles pour en faire des championnes de tennis. Après avoir vu ce que pouvait gagner une joueuse, il aurait voulu créer des êtres humains pour en faire des championnes. Il y a une part de légende là-dedans. Mais en même temps, il a créé des femmes admirables, accomplies, qui ont réussi dans leur vie en dehors des courts.
Il y a le cas du père de Marion Bartoli également, Walter. Elle a toujours expliqué que sa carrière, c’était une aventure qu’ils avaient vécue à deux : le projet de Marion soutenu par la logistique de son père médecin. Elle n’avait pas le talent de Martina Hingis, mais elle a remporté Wimbledon. Après, dans la nouvelle génération, les jeunes françaises Caroline Garcia ou Kristina Mladenovic vivent très bien, il semble y avoir une harmonie dans leur famille.
On peut donc réussir dans le tennis féminin sans avoir été sous pression…
Oui, mais je me pose la question : jusqu’où peut-on réussir ? Toutes les numéros 1 du tennis féminin ont vraiment morflé. On peut avoir une approche saine et morale jusqu’à un certain niveau, mais il faut abattre une carte en plus, une carte que le commun des mortels n’a pas pour aller encore plus haut. Les sœurs Williams avaient la carte du racisme par exemple. Elles sont des sortes de championnes vengeresses de la cause noire.
Est-ce que ce phénomène des pushy parents existe encore dans les nouvelles générations ?
J'ai encore vu récemment une petite Française perdue dans ce tourbillon de parents, d'entraîneurs, de fédé, de sponsors… A 14 ans, on lui a donné plus qu'à Gaël Monfils. J'ai interrogé un père récemment, je lui ai demandé «est-ce qu'on peut tracer le destin de sa fille quand elle a 8 ans ?» Il m'a répondu : «Pourquoi je ne ferais pas tout pour que ma fille vive son rêve ?» Mais on ne sait pas ce que c'est la vie quand on a 8 ans !
Il y a aussi un chantage affectif inconscient : l’enfant va vouloir faire plaisir à son père en gagnant. Mais le problème avec le tennis, c’est que vous perdez quand même souvent. Et quand ça compte tellement dans la vie de famille, vous vous dites que vous êtes nulle, cela bride pour longtemps l’idée qu’on a de soi-même.
La Fédération fait-elle quelque chose pour lutter contre cela ?
C’est très récent : depuis le procès de Camaret, la fédération a pris conscience du problème. Mais il n’y a pas de possibilité de faire quelque chose sur le long terme : les ministres des Sports changent tout le temps. Du coup, il n’existe pas vraiment d’actions de prévention, pas d’aide aux victimes, pas de prévention auprès des parents. Il y a bien la WTA (la Women’s Tennis Association) qui fait des colloques à destination des parents, pour expliquer par exemple que la perfection n’existe pas, qu’il faut relâcher la pression sur leur enfant. Mais les parents ont toujours le choix de ne pas y aller ou de ne pas appliquer ce qu’ils recommandent.