Le vieux Jacky Dayan fait les gros yeux à l'entrée du Cercle des nageurs de Marseille (CNM). Il a salué Florent Manaudou, qui lui a mis un vent aussi intense qu'un mistral de novembre. Jacky grogne : «Manaudou, c'est un champion, mais pas un champion pour dire bonjour ! Comme sa sœur, ah ça, c'est de famille.» Le nageur passe le tourniquet et trace sa route en souriant. Le Cercle, pour les intimes ou pour ceux qui en ont fait le tour, offre des contrastes délicieux.
Cathy, l'épiderme cramé par le soleil, relit pour la énième fois Cent Ans de solitude, de Gabriel García Márquez, et vient voir Fabien Gilot poser pour la photographe de Libération. Cathy demande : «Il est fort ?» Plutôt, oui : une médaille en relais 4 x 100 m par grand championnat depuis 2006. Gilot, capitaine de l'équipe de France pour les Mondiaux de Kazan, en Russie, qui débutent en bassin dimanche, n'est pas surpris par la candeur de Cathy : «Il y a 4 000 membres au Cercle, mais 500 vraiment assidus. On se côtoie tous les jours, au snack comme dans le bassin, ça fait le charme du lieu.» Gilot est un fil d'Ariane dans la vie du Cercle, rejoint en 2006, un cataplasme pour les egos boursouflés de certains collègues, une épaule (musclée) pour d'autres plus fragiles. «Je suis arrivé de Rouen, j'avais besoin d'émulation, raconte-t-il. Notre sport, je le trouve chiant et rébarbatif, on nage six heures par jour, on peut passer son existence à compter les carreaux de la piscine. A Marseille, j'ai un groupe autour de moi, aucun risque de péter un plomb.» Frédérick Bousquet, Mehdy Metella, Grégory Mallet, Clément Mignon, William Meynard, le si détaché Manaudou… Sur 28 nageurs ou nageuses sélectionnés pour Kazan, 11 viennent du Cercle : avec de 1 000 à 3 000 euros par mois, ils se démerdent pour choper des contrats sponsors. Gilot : «Ici, la règle est simple : tu donnes tes secrets et le collègue les analyse. Et toi, tu as droit aux secrets des dix autres mecs. On a mis des caméras dans le bassin, on décrypte à l'écran les passages de chacun. Bon, ce n'est pas révolutionnaire, on a des décennies de retard sur les Américains. Mais on progresse. A Marseille, chaque nageur a […] un petit cinquième de performance où il est peut-être le meilleur du monde. Mon point fort, c'est ma ligne de corps dans l'eau.»
En 2004, le Cercle était un club suranné. En 2015, il donne à l'équipe de France sa star (Florent Manaudou), son icône (Camille Lacourt), son capitaine (Fabien Gilot), son entraîneur en chef (Romain Barnier, chargé de l'équipe de France masculine à Kazan) et même son directeur technique national (DTN, Jacques Favre). A Miami, à Cancún, à Kazan ou à Rio, les Marseillais sont tendance. «Lorsqu'on a rencontré Claude Onesta [le sélectionneur doré sur tranche du handball français, ndlr], il nous a fait un joli compliment : "D'un sport individuel, vous avez fait un sport collectif"», raconte Gilot.
Chacun campait sur ses positions
Peu de monde aurait misé là-dessus, dix ans auparavant, et surtout pas le DTN de l'époque, le rigoureux Claude Fauquet. Il y a eu un grand ménage au Cercle. «Quand j'ai placé Romain Barnier à sa tête, j'ai passé ma vie aux prud'hommes», souffle Jean-François Salessy, le directeur général de l'époque, aujourd'hui agent de tout ce petit monde. En 2004, Salessy a délaissé les docks de la Joliette, où il administrait des gros bras plutôt retors, pour plonger dans la gestion du Cercle. La section élite le hérisse : «Je vois des entraîneurs ayant décrété que l'athlète est leur propriété. Chacun a "son" nageur, qu'il prend en CM1 et amène jusqu'aux JO, si possible. Attends, rends-toi bien compte, le couple entraîneur-entraîné vit ensemble du foncier de début de saison à la compétition estivale. Le pire, ce sont les faire-valoir, les deux ou trois autres nageurs qui ne sont là, dans l'esprit du coach, que pour servir de sparring-partners au numéro 1. On ne leur dit pas, évidemment.»
Salessy pense ici au duo Denis Auguin-Alain Bernard, qui claquera bruyamment la porte fin 2006. Tous deux ne supportaient pas la méthode de Romain Barnier, sprinteur tout juste retraité qui a fait ses classes dans la famille antiboise puis s'est épanoui dans la vague des relais des championnats inter-universitaires avec l'équipe de l'Université d'Auburn (Alabama). «On était en désaccord sur le potentiel du club, se souvient Barnier. Je voulais créer une équipe, Denis et Alain étaient plutôt concentrés sur leurs ambitions personnelles, chacun campait sur ses positions.» Soutenu par la direction, il apposera sa griffe. «Le travail individualisé produit de l'ennui, de la lassitude. L'essence de notre sport, qui est un sport dur, c'est la compétition, martèle Barnier, qui préfère 30 km de nage par semaine bien sentis à 80 km de stakhanovisme. L'adversaire n'est pas quelqu'un à qui tu caches des choses. En février, on a accueilli Ryan Lochte, cinq titres olympiques et quinze mondiaux, avec son groupe. C'était cool, on était dans le partage. Même les plus égoïstes changent avec le temps. Pour moi, l'entraîneur ne possède pas un athlète, ce n'est pas un territoire. Le lien est parfois très fort, on peut l'influencer par ses croyances, mais, à la fin, il est libre de ses choix.» Quitte à se brûler sous le regard impuissant de son coach. Barnier a vécu ça avec Camille Lacourt, en 2011-2012. Exposition médiatique démesurée ? Grossesse de sa compagne ? Spleen ? Romain Barnier prend toutes ces raisons, les jette dans son sac marin en toile, et secoue : «Après les championnats d'Europe à Budapest, en 2010, il a développé une vision de ses besoins qui était erronée. Il a voulu construire différemment le contenu de ses séances et il y avait un fond de vérité.» Juste un fond. «Je voyais la voiture arriver dans l'arbre, des semaines avant Londres, mais je ne pouvais pas agir sur les freins, je n'arrivais pas à le débloquer. Alors, j'espérais qu'il trouverait des ressources que je ne soupçonnais pas.» Lacourt se rêvait champion olympique du 100 m dos. Il termine quatrième.
Seuls face au reste du monde
Depuis, Barnier a appris «à mieux lire les signaux». C'est un mec fier, au regard vif, qui aime prendre des tartes. Il est aussi charismatique, un peu suffisant, foutraque. Fauquet, l'ancien DTN, savourait : ils ont failli en venir aux mains, aux JO de Sydney en 2000, quand Barnier était nageur - trois mois de suspension avec sursis.
Devenu coach, il est soigneusement écarté du staff de l'équipe de France lors des rassemblements et des compétitions. Avec ses Marseillais, ils joueront à fond la carte des marginaux, se rêvant comme les Jean Valjean de la natation française. «Aujourd'hui, Fauquet n'est plus là, et ce vent de révolte me manque», reconnaît Barnier. Convoité par les prestigieuses universités américaines, Barnier gagne dix fois moins que Bob Bowman, le mentor de Michael Phelps. Mais il a sa tribune d'expression marseillaise.
Seuls face au reste du monde. L'histoire tumultueuse du Cercle rappelle celle des cousins friqués de l'OM. Chaque année, la petite troupe se pique d'une nouvelle facétie ; stage commando, préparation physique avec l'équipe de water-polo, exercices avec l'apnéiste Morgan Bourc'his, usage de la créatine comme l'a révélé sans fard Florent Manaudou, tout est bon pour se renouveler et atteindre les cimes olympiques. Gilot : «Lorsqu'il nous a remis nos billets pour les JO de Londres, Jacques Favre y avait inscrit des citations de Winston Churchill pour nous motiver.» Favre, le juriste aujourd'hui DTN : «Churchill, le sang et les larmes… Les ailes du désir… Pour Londres, l'inspiration est venue toute seule. Derrière les mantras, une idée : se foutre à poil devant les autres, se mettre en danger. C'est dans l'impudeur qu'on crée un vrai lien avec ses coéquipiers. Avant chaque grande compétition, on aimait monter à Notre-Dame-de-la-Garde, ou à la cathédrale locale comme Chartres, au moment des championnats de France. On se tenait la main, en cercle, on se promettait des choses sur ces lieux telluriques. C'était surtout une excuse pour être ensemble.» Amaury Leveaux, le grand blond avec un slip de bain noir, aurait aimé appartenir à cette bande. «Je voulais qu'il vienne, j'apprécie le garçon», assure Paul Leccia, le président du CNM. Un vote à mains levées des nageurs, la coutume à chaque candidature extérieure, en a décidé autrement. Dans son livre Sexe, drogue et natation, publié en avril, Leveaux a glosé sur ces Marseillais qui font «les beaux avec un melon gros comme ça». Il a parlé couloirs de nage et rails de coke.
«Quéquette et paillettes»
Gilot soupire : «J'aime beaucoup Amaury. Je ne comprends pas pourquoi il s'est grillé comme ça.» Les Marseillais n'ont jamais caché que l'ascétisme pouvait avoir des limites, en quelques occasions. Gilot : «On s'en met une belle de temps en temps. Je me souviens d'un soir de décembre 2011. On devait tous rentrer chez nous pour les fêtes, on a décidé d'aller boire un verre sur le Vieux Port. On a fini à pas d'heure. Ce sont des moments qui soudent le groupe. Et on restera toujours des jeunes qui sortent trois fois moins que les gens de notre âge.» Salessy, l'agent : «Il y a un temps pour la compétition, un autre pour la quéquette et les paillettes.» Le président Paul Leccia les a emmenés chez lui, en Corse-du-Sud, du côté de Porto-Vecchio, quelques mois avant les Jeux de Londres, et il se rappelle d'un voyage plus pépère : «Ils ont vu de belles choses, des ruches, une coutellerie, le col de Bavella.» Florent Manaudou s'en était aussi amusé.