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Décryptage

Natation : Kazan et ses quatre fantastiques

Ledecky, Hosszú, Sjöström et Yang : ces trois nageuses et le compétiteur chinois devraient continuer leur moisson de médailles ce week-end.
Katie Ledecky, lors des qualifications du 200 m nage libre, à Kazan, le 4 août. (Photo Christophe Simon . AFP)
publié le 7 août 2015 à 20h16

Katie Ledecky,  le grand jeu

Avec elle, tout est «amazing» («génial»). La vidéo d'un chaton qui nage, un 800 m en Alabama, une virée au cinéma avec les copines du relais, un record du monde aux Mondiaux de Kazan… Vu des tribunes, ses performances le sont, amazing : en Russie, l'Américaine Katie Ledecky, 18 ans, a été sacrée en individuel sur 200  m, 400 m et 1 500 m, et elle a conclu jeudi le relais US, victorieux sur 4 × 200 m, en mettant ses adversaires à 2 secondes. Sur le 1 500 m, elle a battu deux fois la meilleure marque de l'histoire et son chrono de 15'25''48 lui aurait permis de terminer 5e des derniers championnats de France masculins.

Elle est l'immense favorite de la finale du 800 m, ce samedi. «Michael Phelps au féminin, confie Laure Manaudou. Elle accélère quand elle veut, tue la course quand elle le décide. On voit que la natation est un jeu pour elle. Moi, comme beaucoup de Français, j'avais l'impression de risquer ma vie sur une course. Je la vois bien être là pour dix ans. Les filles de sa génération vont trouver le temps long, et celles des générations à venir peuvent aussi s'inquiéter.»

Comme Phelps, le cas Ledecky additionne un talent hors norme et un cadre parfait. «C'est le mélange d'une culture, de qualités intrinsèques et d'un système qui tire vers le haut, confie Fabrice Pellerin, l'entraîneur en chef de l'équipe de France féminine. Ledecky est l'émanation d'un système qui reproduit l'exigence du niveau mondial. Les Américains ont dépassé la notion de chronomètre car ils sont dans la confrontation permanente, ils ont des compétitions universitaires tous les week-ends. Quand tu fais un Grand Prix aux Etats-Unis ou des sélections, tu sais qu'il y a trois ou quatre filles qui peuvent remplir les critères mondiaux.»

Pour Pellerin, Katie Ledecky «nage comme un mec» : «On retrouve certaines de ses caractéristiques techniques chez les garçons, comme cette façon de boiter d'un bras, qui montre que la chaîne musculaire est très forte d'un côté. Elle ajoute une qualité de glisse très intéressante, faculté des filles très fortes, et un battement travaillé qui peut se diminuer sur un 1 500 m, et s'accélérer sur distances plus courtes.» Comme Laure Manaudou, il note : «Elle est dans le jeu. Elle est parfois en difficulté, mais ce n'est jamais tabou. Elle a une approche de la compétition saine et facilitatrice, que ça se passe bien ou pas, on remettra à zéro. Elle est à l'aise avec les garçons et garde ce grand sourire derrière le plot, qu'elle ait gagné ou perdu.» Amazing.

Katinka Hosszú, lors des demi-finales du 200 m papillon, le 5 août.Katinka Hosszú à tous les coups

La Hongroise de 26 ans nage le matin, le midi, le soir : les trois huit dans le bassin de Kazan. Mercredi, Katinka Hosszú a terminé 5e de la finale du 200 m nage libre, elle a filé faire quelques assouplissements dans le bassin d'entraînement puis est revenue, moins de vingt minutes plus tard, pour disputer la première demi-finale du 200 m papillon : 6e, elle n'a pas vu la finale. Engagée sur sept épreuves en Russie, elle a déjà réussi ses Mondiaux en remportant lundi le 200 m 4 nages, record du monde en bonus, et elle visera une médaille ce samedi sur 200 m dos. Les journalistes magyars l'ont surnommée «la Michael Phelps de Hongrie» - décidément, Phelps est la valeur-étalon des bassins.

En toute modestie, Katinka Hosszú s'est autoproclamée «Iron Lady», dame de fer, pour vendre des tee-shirts et des casquettes. Elle dit : «Plutôt que d'attendre que les contrats publicitaires arrivent, je prends les devants en gérant cette marque. La signification d'"Iron Lady" est très forte et parlante pour les gens. Grâce à ça, ils s'intéressent à mon histoire.» Bon, les recherches «Iron Lady» sur Google renvoient toujours à Margaret Thatcher et Hosszú vient de dépasser doucettement la barre des 8 000 followers sur Twitter, dont la moitié dans les faubourgs de Budapest, mais on voit l'idée.

Le «tsar» Alexander Popov confie son scepticisme : «Elle vise toutes les courses. Je pense qu'il est mieux de se concentrer sur les épreuves qu'elle peut réellement gagner. Je suis plus fan de la qualité que de la quantité.» Pas de quoi ébranler Hosszú, qui a tranché après des Jeux de Londres sans médaille : «S'entraîner dur pendant quatre ans pour une seule course est très risqué. Mon but est de remporter l'ensemble des courses, des meetings et de décrocher la récompense financière qui va avec. Je me considère comme une professionnelle de la natation. Et en Hongrie, certains pensent même que j'ai remporté un titre olympique !»

Même si l'on considère sa boulimie de courses comme une façon de s'entraîner, sa méthode fait remonter les suspicions de dopage à la surface. Les nageurs français, qui la côtoient souvent, oscillent entre admiration et circonspection. La palme revient au Marseillais Clément Mignon, tout en subtilité : «Je ne peux que m'incliner devant les performances spectaculaires de Katinka. Je pense que ses qualités de récupération sont phénoménales pour parvenir à nager aussi vite en restant dans une zone de confort qui ne crée pas ou peu de fatigue sur le long terme.»

Sweden's Sarah Sjostrom competes in the women's 100m butterfly swimming event at the 2015 FINA World Championships in Kazan on August 3, 2015.  AFP PHOTO / MARTIN BUREAU
Sarah Sjöström sortie de combi

La longiligne Suédoise Sarah Sjöström revient de loin, d’une époque où la natation a été dévoyée par des molécules aux noms barbares, comme le polyuréthane. Elle a éclos en juillet 2009 aux mondiaux de Rome, entre deux nénuphars du bassin Olimpico. Ces championnats sentent le soufre et non le chlore : certains nageurs se bagarrent pour des combinaisons miracles dans les stands des équipementiers, on consomme autant de gelati que de records du monde, et les supporteurs italiens préfèrent s’extasier sur le footballeur Francesco Totti, qui vient se balader en tribunes, que sur les nageurs en lice.

Sjöström, 15 ans seulement, de l'acné sur les joues et un sourire enfantin, s'empare de la meilleure marque de l'histoire sur 100 m papillon. Tous les observateurs se marrent, déjà blasés par le record du monde surréaliste de Paul Biedermann sur 200 m, qui fait passer les temps de Michael Phelps pour des chronos de cadet en petite tenue. Roxana Maracineanu, championne du monde du 200 m dos en 1998, devenue consultante, se souvient : «Sjöström en a bavé. Elle avait l'âge de Ledecky quand elle a percé, mais la concernant, tout le monde pensait que c'était pour du faux. Les réticences n'étaient d'ailleurs pas totalement infondées, car elle a galéré pour revenir à ses temps de Rome.»

A Kazan, Biedermann, l'ancien cador des combis, est toujours là. Il a réussi à s'offrir le bronze sur 200 m, au bout de la souffrance, à près de quatre secondes de son temps surréaliste de Rome. Sjöström la bien nommée (ström signifie «courant» en suédois) s'est distinguée en battant dès dimanche le record du monde du 100 m papillon, que l'Américaine Dana Vollmer avait repris aux JO de Londres en 2012. Elle nage plus vite d'une demi-seconde que ses temps viciés d'antan, elle a lancé le relais suédois du 4 × 200 m avec une entame éclair qui lui aurait permis d'être championne du monde du 200, et s'attaque désormais aux reines du 100, les sœurs Campbell. Sur cette distance, elle les a empêchées, vendredi, de faire le doublé en s'intercalant sur le podium entre la cadette Bronte, première, et l'aînée Cate, médaille d'or en 2013 et troisième vendredi. «Elles se marrent tout le temps en chambre d'appel, raconte-t-elle. Je les aime bien. Moi, je trouverai ça vraiment bizarre de courir contre ma petite sœur, encore plus en voulant l'éclater.»Maracineanu conclut : «Elle était déçue d'être entre les deux Australiennes, elle a de la hargne.» Et elle clôt la parenthèse maudite des combinaisons.

Chinese Sun Yang competes in the preliminary heats of the men's 800m freestyle swimming event at the 2015 FINA World Championships in Kazan on August 4, 2015.    AFP PHOTO / MARTIN BUREAU
Sun Yang les pleins pouvoirs

Sun Yang, le destroyer chinois de 23 ans, a vu venir les questions des journalistes de très loin. Alors dimanche dernier, au soir de sa médaille d'or sur 400 m, son sixième titre mondial, avant le septième sur 800 m, mercredi, et en attendant le huitième, ce dimanche sur 1 500 m, il a pris les devants : «Les médias [internationaux] ont tendance à penser qu'à chaque fois que nous, Chinois, faisons un bon résultat, c'est que nous sommes dopés. Des athlètes se sont fait prendre dans d'autres pays, en Australie par exemple, et personne n'en a vraiment parlé.» Clément Lefert, qui a remporté l'argent sur le 4 × 200 m aux JO de Londres en 2012 devant la Chine de Sun Yang, est un peu interloqué : «Sun Yang a quand même été attrapé par la patrouille [contrôle positif à la trimétazidine en 2014, trois mois de suspension, ndlr]. Il y a deux pays, la Russie et la Chine, dont les athlètes se font choper régulièrement. Ça devient forcément douteux. On a parfois l'impression d'un système organisé, pas d'un cas de dopage réglé dans un coin entre un entraîneur et son nageur. Chez les Chinoises, il y a un tel turnover entre chaque compétition, avec des nageuses qui apparaissent puis disparaissent subitement… Je n'ai plus le courage de suivre.»

Fabrice Pellerin, qui coachait Yannick Agnel lorsqu'il a mis Sun Yang à l'amende sur 200 m à Londres, espère que la natation résistera au doute : «Légitimement, on peut s'interroger sur les performances de plusieurs athlètes. Si on veut bannir la suspicion définitivement, on prend des décisions fortes, fermes. Comme le bannissement à vie dès le premier contrôle positif.» Pour tout dire, ce serait dommage dans le cas de Sun Yang, garçon fantasque capable d'envoyer sa Porsche Cayenne dans un bus à Hangzhou comme ses adversaires dans le mur en compétition.

«Sur le 1 500 m, il va être seul au monde, conclut Clément Lefert. Je m'attendais à mieux sur 200 m [argent]. Il fait des erreurs stratégiques, il laisse partir la concurrence trop loin. On voit qu'il essaye de s'amuser un peu, il est très détendu, regarde à droite, à gauche. On a l'impression qu'il se concentre sur le strict nécessaire à Kazan : il va chercher les médailles d'or, pas les records du monde. Il attend peut-être Rio pour ça. C'est un nageur très impressionnant, au niveau de Ledecky, sachant qu'il y a plus de densité chez les garçons. Avec ce crawl tout en glisse, il me rappelle un peu le Yannick Agnel de 2012. Ils ont cette capacité à faire la différence quand ils le veulent. Si tous les nageurs ont cinq vitesses, eux en ont une sixième qu'ils peuvent enclencher.» Mais Agnel est Français. Et il est déprimé.