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Analyse

«Il y a une natation française à deux vitesses»

Si les Bleus ont ramené quatre titres des Mondiaux, achevés ce dimanche, ils le doivent avant tout à deux ou trois têtes d'affiche, toutes masculines. Autopsie de la forêt et des quelques arbres qui la cachent.
Camille Lacourt (à droite) après le relais 4 x 100 m quatre nages, dont la France a pris la troisième place. (Photo Martin Bureau. AFP)
publié le 9 août 2015 à 18h59

Lara crawle, cette héroïne ! Ce dimanche, en s’offrant la huitième et dernière place de la finale du 400 mètres 4 nages, la polyvalente Lara Grangeon a sauvé l’équipe de France féminine. Avant la Néo-Calédonienne, aucune nageuse n’avait dépassé le stade des demi-finales aux Championnats du monde de natation, qui se sont achevés ce dimanche en Russie. La superbe densité de la section masculine (Florent Manaudou, Camille Lacourt, Mehdy Metella, les relais) ne voile pas totalement le recul qualitatif des Bleus, troisième nation mondiale à Barcelone en 2013 (neuf médailles, dont quatre d’or), cinquième à Kazan cette année (six médailles mais toujours quatre titres), et largement distancés au classement des Européens par une Grande-Bretagne ressuscitée.

«On a une équipe à construire chez les filles, on est loin de ce qui se fait au niveau mondial, explique le coach niçois Fabrice Pellerin, responsable de ces demoiselles. On avance des pions, comme avec le 4x100 m féminin, qui n'avait plus été aux Mondiaux depuis 2007. Mais de façon modeste. Chez les filles, comme chez les garçons, la France a toujours existé à travers des individualités. Mais quand on en enlève un arbre ou deux, on sait comment est la forêt : défrichée ! Quelques individualités nous donnent du plaisir, de l'exposition et après il y a un certain vide. On doit travailler sur la culture de la natation en France, les critères de sélection, la formation.»

Ah, les fameux critères de sélection. A l'époque où Claude Fauquet dirigeait la discipline d'une main de fer, les athlètes sortaient leur calculette entre deux coulées et rataient parfois des JO pour un malheureux centième. «Il y a deux façons d'établir des critères, explique Pellerin, ancien coach de Yannick Agnel et de Camille Muffat. Soit pour sélectionner une équipe, avec quinze, vingt nageurs, et chacun participe en espérant rentrer en demie, voire en finale. Soit pour faire que tout nageur chope une médaille. Et dans ce cas-là, on peut se retrouver à 10 en compétition, cinq garçons, cinq filles. Il s'agirait d'une révolution, comme sous l'ère Fauquet. Je suis partant pour des critères revus, qui font mal aux fesses. Moi, je suis allé à Pékin, à Londres, participer à une cérémonie d'ouverture, voir un village olympique, ça ne m'intéresse pas du tout. Je veux bien me déplacer pour avoir des médailles à conquérir. Et si je n'ai aucun nageur qualifié, ça me va aussi. Je suis pour l'exigence la plus haute.» Pellerin aimerait aussi plus de confrontations à l'étranger.

L'équipe de France là pour «encourager» en tribunes ?

Jacques Favre, le Directeur technique national (DTN), Romain Barnier, responsable de la section masculine etmentor de Manaudou, mais aussi 80% des médaillés sur ces Mondiaux… Tous sont Marseillais, aujourd'hui les hommes forts de la natation française, et ils se sont construits dans le camp de l'opposition à Fauquet. Les méthodes de matheux psychorigides les hérissent. Roxana Maracineanu, championne du monde du 200 m dos à Perth en 1998, les comprend. «En 2001, ils partent à cinq aux Mondiaux, sans moi, alors que je suis vice-championne olympique l'année d'avant. Les minimas m'ont niqué ma fin de ma carrière, je ne suis pas pour. J'en ai vraiment bavé, de ces critères de sélection drastiques, avec un temps précis en séries, un autre en demie, un dernier en finale. Pour moi, c'est ridicule. Le temps, tu ne peux pas le maîtriser, par définition. Surtout en compétition internationale. En séries, tu penses au temps, mais en demie, tu dois faire autrement, te concentrer sur tes adversaires. Je savais faire ça, Laure Manaudou aussi, et nous étions pourtant en marge du système Fauquet.»

Dans un tweet, le patachon Amaury Leveaux a fustigé la majorité de l'équipe de France, venue «en tribune pour encourager». Maracineanu abonde : «Les jeunes Français ici ne savent pas trop faire, à la bagarre. Il y a une natation française à deux vitesses. Les grands champions, et les jeunes, qui sont contents. Ils sortent de la demie éliminés, satisfaits, tranquilles. Il y a les deux aînés (Manaudou et Lacourt) qui ramènent des médailles, et eux, ils sont bien, dans l'ombre. Mais quand les deux ne seront plus là [peut-être après Rio, ndlr], ce sera à eux de faire. Et ils n'auront plus 10 000 occasions. Je suis pour l'expérience à des grands championnats, mais après l'athlète doit être accompagné. Prenez la petite Beryl (Gastadello), elle va repartir aux Etats-Unis, où elle s'entraîne, et on ne sait pas comment elle va se servir de ce vécu d'ici le printemps prochain. Si on les laisse repartir dans la nature, c'est inutile.»

La prédominance des Marseillais interroge forcément sur un éventuel déséquilibre, à l'heure où ils fournissent un gros tiers des participants et en aimantent de nouveaux. «C'est très risqué si tout le monde va à Marseille, confie Maracineanu. Cette année, Jérémy Stravius, basé à Amiens, s'est planté. La prochaine fois, ça sera peut-être Marseille qui se plantera.» Le DTN Jacques Favre, qui essaie de décoller son étiquette phocéenne pour mieux prendre de la hauteur, le reconnaît : «Comme le Cercle, moribond il y a une décennie, l'a fait, il faudrait que les clubs historiques renaissent. Notamment ceux d'Ile-de-France. Mais il ne faut pas se mentir. La natation française restera une affaire d'artisans.» Si possible hautement qualifiés.