ADoha, capitale du Qatar, une image inattendue illustre la couverture des manuels de mathématiques. La photo en couleur d’un homme de 24 ans, long comme un jour sans soleil, tout en angles secs, le cheveu ras et une mine de farceur. A l’académie Aspire, un complexe sportif high-tech où l’émirat élève ses espoirs avec des manières de mère poule, les pensionnaires connaissent par cœur chacune des lignes de son palmarès. Pour peu qu’il décroche le titre mondial de la hauteur, dimanche à Pékin, Mutaz Essa Barshim pourrait bientôt montrer sa frimousse encore adolescente sur les bouquins d’histoire.
Un cas, Mutaz Barshim. Un produit d’exception. Le premier athlète né et formé au Qatar à dominer le monde dans un sport, l’athlétisme, où l’universalité se vérifie en toute occasion. La preuve vivante que le Qatar, qui a naturalisé à tour de bras des sportifs pour briller sur la scène sportive internationale, ne se résume plus seulement à un immense carnet de chèques, aux lubies d’un émir et à l’envie de se payer tous les événements sportifs de la terre.
Une casquette de basketteur vissée sur le crâne, il promène dans les rues de Doha une allure souple et élastique. Mais il est fréquent de le voir draper sa fine silhouette dans un thoob, l'habit traditionnel de l'émirat. Musulman appliqué, il respecte le rituel des cinq prières quotidiennes et explique s'entraîner tous les jours sauf le vendredi. A la question de ses loisirs, il répond, dans un anglais parfait, jeux vidéo, musique et soirées avec les potes. La lecture ? «A part mes livres d'école, je n'ai jamais pu terminer un seul bouquin, glisse-t-il avec un air de dégoût. Sauf le Coran, bien sûr.»
Aux Jeux olympiques de Londres, en 2012, il a décroché à la hauteur une médaille de bronze que le pays a accueillie avec les mêmes égards que si elle avait été sertie de diamants. L'émir était présent dans le stade pendant la finale. «Il a été le premier à me féliciter, se souvient Mutaz Barshim en prenant, pour raconter l'anecdote, l'air humble d'un sujet de sa majesté invité au palais. Au retour des Jeux, l'accueil a été très chaleureux. L'émir m'a invité à dîner. Il m'appelle parfois au téléphone, pour prendre des nouvelles ou pour m'encourager.»
Au deuxième rang de l’histoire
L'an passé, sa notoriété a encore gagné quelques crans. Mutaz, qui signifie «fier» en arabe, s'est offert le titre mondial en salle. Surtout, il a effacé, le 5 septembre à Bruxelles, une barre à 2,43 mètres, pour s'installer au deuxième rang de l'histoire. Plus haut que lui, un seul homme, le Cubain Javier Sotomayor, recordman du monde depuis 1993 avec 2,45 mètres. Depuis, le pays attend qu'il aille encore plus haut. Recordman du monde ? «On verra, ces choses-là ne se programment pas», abrège-t-il. A Doha, l'impatience monte. Pour résumer le sujet, Dahlan Jumaan al-Hamad, le président de la fédération qatarie d'athlétisme, choisit ses mots avec des airs de chef de gouvernement : «Aujourd'hui, Mutaz représente notre meilleur ambassadeur. S'il venait à aller plus haut, l'impact serait considérable, au Qatar comme ailleurs. Notre athlétisme gagne des pratiquants. Nous en comptons aujourd'hui 2 300, pour seulement 10 clubs. Mais les jeunes sont de plus en plus nombreux à vouloir s'y mettre. Au saut, bien sûr.»
Dans un pays où l'argent semble pousser sur les murs, on imagine le prodige crouler sous les largesses du régime, les poches pleines de riyals, la monnaie locale. La version officielle se révèle nettement plus light. A en croire Dahlan Jumaan al-Hamad, Mutaz Barshim toucherait un salaire mensuel de 4 000 dollars. Si peu ? «Mais les primes du Comité national olympique peuvent s'y ajouter», précise le dirigeant. Un titre mondial à Pékin, en fin de semaine, améliorerait l'ordinaire d'environ 135 000 dollars. Un chèque du double de cette somme récompenserait une médaille d'or olympique, l'an prochain à Rio.
Surtout, il a assuré son avenir grâce à une respectable collection de sponsors, dont Nike, Red Bull, BeIn Sports et l'académie Aspire. «Mais l'argent n'est pas ma motivation, jure-t-il en vous fixant droit dans les yeux. Je déteste tourner dans des publicités. Et je n'ai vraiment pas de gros besoins.» A Doha, il occupe toujours sa chambre d'enfant dans la maison familiale, un cube pâle et sans luxe apparent posé dans un lotissement d'un quartier excentré. Dans le salon, des canapés partout, un écran géant de télévision. Et la présence, au hasard de la journée, de l'un ou l'autre de ses frères. Muammar, 21 ans, l'accompagne dans sa carrière de sauteur. Il «vaut» 2,28 mètres. «Pour l'instant», précise l'aîné.
Le grand-père était soudanais. Passé la trentaine, il a embarqué femme et enfants pour un aller simple vers Doha. «Pour trouver du boulot et nourrir les siens», raconte-t-on comme une évidence. Le père, Essa Mohamed, n'a connu que le Qatar, mais son adolescence a baigné dans la culture africaine. Allez savoir pourquoi, lui en a pincé pour l'athlétisme. Et, choix encore moins attendu dans un pays où traverser une rue laisse la même sensation qu'une virée au sauna, il s'est orienté vers la marche. Essa Mohamed, aujourd'hui âgé de 47 ans, a passé sa jeunesse à tricoter de ses courtes jambes sur les épreuves régionales. Il a été médaillé aux championnats arabes sur 20 km.
Par mimétisme, l'un de ses fils a suivi. Mutaz Barshim en fait l'aveu d'un air presque gêné : il a commencé l'athlétisme par la marche. Avant de bifurquer vers le demi-fond. «Mais, après quelques années, j'ai fini par m'ennuyer à tourner en rond. Je cherchais quelque chose de plus fun.» Il a trouvé le saut en hauteur.
A 16 ans, Mutaz Essa Barshim frappe à la porte de l'académie Aspire. Sans conviction, conscient de ses maigres états de service. Mais, surprise, il est retenu. «J'étais mauvais, vraiment médiocre, reconnaît-il aujourd'hui. Je sautais seulement 1,65 mètre. Je n'ai jamais compris comment j'avais pu être accepté. Il faut croire que les recruteurs ont décelé chez moi un certain potentiel.» Il y restera presque trois ans, entre 16 et 18 ans. Le temps de laisser le souvenir d'un élève brillant, surtout dans les matières scientifiques. Le temps, aussi, de donner du crédit à cette usine à champions aux allures de centre d'essais, inaugurée en 2004, entretenue par l'émirat sans regarder à la dépense.
Un «immense talent»
Badr Jassim al-Hay, le directeur de l'établissement, raconte : «Je me souviens avec précision de son arrivée à l'académie. Il ressemblait plus à un coureur de demi-fond qu'à un spécialiste de la hauteur. Mais on pouvait deviner son immense talent.» A sa sortie, à 18 ans, il a déjà donné en partie raison au flair de ses coachs. Il culmine à 2,14 mètres. L'année suivante, sa rencontre avec un entraîneur polonais en provenance de Suède, étrange bonhomme aux manières rustres et au sourire roublard, va donner à son parcours un sérieux coup d'accélérateur. Stanislaw Szczyrba, 69 ans, surnommé Stanley, explique : «Quand je l'ai découvert, il n'était rien. Après quatre mois à mes côtés, il en était à 2,25 mètres. Tout de suite, j'ai vu qu'il irait haut. Et j'ai l'œil. Très vite, j'ai prédit qu'il réussirait un jour 2,50 mètres. Il n'en est pas loin. L'hiver dernier, en Irlande, il a passé 2,41 mètres avec 10 centimètres de marge. Mutaz m'écoute et me fait confiance. Il a progressé tous les ans depuis que nous nous connaissons.» Le jeune homme en fait l'aveu d'un air rigolard : «Je ne vous dirai pas jusqu'où je suis monté à l'entraînement, mais je peux sauter 2,20 mètres en ciseaux. Pas mal, non ?»
A Doha, Stanley Szczyrba entraîne un seul athlète : Mutaz Barshim. Il se pointe au stade en début de séance, s’échappe sitôt bouclé le dernier saut. Avant, après, il ne veut rien savoir. Un assistant, molosse au menton carré venu lui aussi d’Europe de l’Est, se charge des tâches ingrates : ranger les haltères en salle de musculation, monter les barres, masser le jeune athlète à la moindre tension dans le dos ou les muscles. Un coach personnel, un homme à tout faire, un stade tout entier à sa disposition, non loin du centre de la ville. Et, pour seul partenaire régulier, son frère Muammar. Rien n’est trop beau pour Mutaz Essa Barshim, la fierté du Qatar. Le premier de ses athlètes qui ne doive (presque) rien à la fortune de l’émirat.