La voix chevrotante, les cheveux ébouriffés mais l'œil malicieux, Philippe Saint-André a prévenu son monde jeudi : «On a des joueurs qui ont énormément de talent. Il faut qu'ils se lâchent complètement et qu'ils jouent sans aucun frein à main. On va être pénibles à jouer, j'en suis persuadé.» Et pénibles à regarder, ont immédiatement pensé ses contempteurs, et ils sont nombreux. Les Cassandre tournent et retournent les chiffres et les bilans du XV de France version Saint-André, et ils ne sont guère réjouissants : 42,5 % seulement de victoires sur les 40 rencontres disputées depuis 2012, et 1,6 essai par rencontre en moyenne. Et pourtant, PSA reste déterminé à «changer l'histoire» et la face du rugby français.
L’enterrement du jeu
Les archives sont cruelles. Il y a dix ans, toute la presse britannique dépeignait PSA comme l'Arsène Wenger du rugby. Un apôtre du beau jeu perdu en terre hostile, prêchant des combinaisons exquises à des brutes locales. Au reporter de l'Equipe venu le rencontrer à Sale, en 2005, il détaille sa mission évangélisatrice en prenant les exemples des internationaux anglais Mark Cueto (ailier) et Charlie Hodgson (ouvreur) : «Les Anglais pratiquent un rugby très direct, où le défi physique est prépondérant. Ils n'ont pas toujours conscience que le ballon peut aller plus vite que les courses. Je tente de les faire évoluer en travaillant sur la notion d'espace-temps. Un joueur comme Cueto, je lui fais prendre plus de profondeur. Il a de la vitesse, du punch… Sur ce genre de détails, il prend une autre dimension. L'ouvreur, Hodgson, je lui demande de jouer en fonction de ce qui se passe devant lui, pas de répéter des phases de jeu préétablies. Dimanche, contre les Saracens, à dix mètres de notre ligne, plutôt que de dégager - ce que tout le monde attend -, il décale Cueto sur la droite d'une superbe passe et on plante un essai de quatre-vingt-dix mètres.»
C'est limpide comme la bruine qui s'abat ponctuellement sur Twickenham, en ce vendredi de septembre 2015. Clair comme le talent des trois-quarts actuels de l'Angleterre, les Brown, Joseph, Watson ou May, comme la brillante paire de demis Ford-Youngs. Ils vont proposer le feu, la France va miser sur un défi physique primaire. Mathieu Bastareaud, revenu dans les petits papiers du sélectionneur, était un peu vexé quand on lui a parlé de son jeu «unidimensionnel» au début du mois. «Unidimensionnel ? Waw ! Putain ! Tu m'as appris un mot, franchement, je vais le ressortir», a grogné le distributeur de caramels «made in France», avant de faire allusion à son audacieux partenaire de Toulon, l'Australien Giteau, une des attractions de cette Coupe du monde : «Je ne vais pas changer du jour au lendemain, mettre un masque de Matt Giteau pour faire plaisir aux gens.» Bastareaud dit ça pour la galerie, il a bien compris à quoi se résume son rôle en Bleu.
Début 2015, lors d'un entraînement, Patrice Lagisquet, l'entraîneur de lignes arrières qui le trouvent un peu has-been, l'a pris à part : «Basta, tu prends le ballon, et tu fonces ! Ne t'occupe pas des passes et du reste.» Bastareaud est un simple briseur de lignes, et l'équipe de France une briseuse de rêves, ceux de ses supporteurs depuis quatre ans, et peut-être ceux de ses adversaires cet automne.
Un style à la mesure du groupe
A sa prise de fonctions, fin 2011, Saint-André avait un plan simple : «Je vais m'enfermer pendant dix jours avec mes deux adjoints afin d'élaborer un projet de jeu. Je voudrais amener ma patte. Je vais essayer d'optimiser les joueurs sur les détails, sur l'organisation collective. Aller plus loin dans la stratégie, la vidéo, l'analyse de la faiblesse des autres. Je vais aller dans les clubs, relax, avec un œil de sélectionneur. A Brive, il y a peut-être un jeune qui est aux portes de l'équipe première et qui sera, dans quatre ans, la grande star du rugby français.» Le Serge Blanco de Corrèze n'a malheureusement jamais été détecté, et PSA a dû se résoudre à brasser des dizaines et des dizaines de soldats du Top 14, les passant au tamis pour ne retenir que les plus solides.
Pour cette édition outre-Manche, il a embarqué cinq joueurs qui n’avaient pas de passeport français au moment de la dernière Coupe du monde (Uini Atonio, Rory Kockott, Bernard Le Roux, Noa Nakaitaci, Scott Spedding), ce qui en dit long sur son ouverture d’esprit, mais aussi sur la pauvreté du réservoir hexagonal. PSA s’est aussi résolu à filer les clés du camion bleu à Frédéric Michalak, sacrifiant François Trinh-Duc pour installer Rémi Talès en doublure guère concurrentielle à l’ouverture. «Michoko», comme le surnomme Vincent Moscato, l’un des grands poètes de ce sport, laisse un goût indéfini en bouche. Il alterne des coups d’éclat fondants et sucrés puis des prestations bien amères. Il va disputer sa troisième Coupe du monde à 32 ans, mais les observateurs les plus avertis continuent de regarder le ciel au-dessus du stade pour augurer de sa prestation (temps pluvieux = malheur, temps sec = bonheur). Tout en sachant qu’il est tricard au RC Toulon de Bernard Laporte, on a connu des mecs plus rassurants pour porter le poids d’un pack sur ses épaules.
Et si ça suffisait ?
Le «huit» de devant apporte au moins quelques garanties, à l'image du pilier droit Rabah Slimani. Au terme d'un été à se dépouiller en stage commando, à suer dans les cols à vélo, à gonfler en salle de muscu les pectoraux, le «titi» du Stade français confie : «Deux mois et demi… C'est la première fois que j'ai fait une préparation aussi longue. En club, j'ai déjà vécu des moments aussi intenses, mais pas sur une telle durée. Avant, on avait un peu du mal à démarrer en match, un peu du mal à finir. Là, on veut bannir les temps faibles. Contre l'Angleterre, lors du second match amical [25-20, le 22 août], on était à fond pendant soixante-quinze minutes. On a flanché dans les ultimes instants, on a pris des essais, mais le but de la préparation est là : ne rien lâcher du début à la fin du match.» Saint-André efface ses faux airs de Droopy, sourit : «On a fait une belle préparation, ce que nous, dans le rugby français, on n'a plus l'habitude de faire. Pendant trois ans et demi, j'avais vraiment l'impression qu'on faisait un 110 mètres haies quand les autres faisaient un 100 mètres. Là, on a fait un 100 mètres comme les autres, on est sur la même ligne.»
Interrogé sur ses favoris pour cette Coupe du monde, Saint-André distingue la Nouvelle-Zélande du commun des mortels : «De la deuxième à la dixième nation, tous les pays sont capables de battre n'importe quel autre et nous, on en fait partie.» D'un côté, il nous enfume. L'Australie, l'Afrique du Sud et l'Angleterre ont des bonnes têtes de cadors. De l'autre, il a des raisons d'être optimiste. Les premiers obstacles qui attendent son équipe, l'Italie samedi soir, l'Irlande le 11 octobre, voire l'Argentine en quarts de finale, semblent abordables. Mourad Boudjellal, président du RC Toulon, connaît bien son PSA, entraîneur sur la rade de 2009 à 2011 : «Je le sens confiant, il attend son heure. Ceux qui parient sur une Coupe du monde ratée des Bleus pourraient avoir une mauvaise surprise. Dans cette compétition, il faut être fort sur les bases, on ne vous demande pas de révolutionner le rugby. On n'en a rien à cirer d'un rugby expansif ! Si on est champions du monde avec un jeu minimaliste, personne ne le reprochera à Saint-André. Il ne cherchera pas le "rugby-champagne", ni à faire trinquer les coupes.» Boudjellal détaille : «Ça va dépendre de pas grand-chose. Si nos buteurs sont à 85, 90 %, on sera champions du monde. S'ils sont en réussite, si on a un Fred [Michalak] à son meilleur niveau, si on a le Morgan Parra d'il y a quelques années qui enquillait tout, on va être difficile à sortir. Devant, personne ne va nous bousculer, quand ça va piquer, personne ne restera dans notre zone. Derrière, on a ce qu'il faut pour casser la ligne. Si on a un buteur pour concrétiser, on va en faire chier beaucoup. Saint-André a bien ciblé le problème.»
Un mot sur Parra. Pour l'instant, le trublion clermontois se sent carotté par le système PSA, qui fait confiance à la paire de demis toulonnais Tillous-Borde-Michalak. Le sélectionneur répète qu'ils ont des automatismes nés dans le Var. De fait, ces deux dernières années, ils ont passé plus de temps à s'envoyer des haltères en salle de fitness que des ballons. Parra observe, avec la vivacité qu'on lui connaît. Puisse-t-il la faire rebondir quand il sera sur la pelouse, et réécrire sa triste fin de l'édition 2011. «S'il ne s'était pas blessé en plaquant Ma'a Nonu, je pense que vous auriez été en mesure de mieux jouer au pied et de gagner la finale», explique la légende All Blacks Jonah Lomu au magazine Tampon. Rappelant au passage qu'un XV de France de bric et de broc est le cauchemar absolu des bookmakers.