Aucun sport ne véhicule plus de clichés que le rugby : fraternité, solidarité, tolérance, partage, identité, égalitarisme, etc. Un magma duquel émergeraient les fameuses «valeurs», qui relèvent aujourd’hui surtout du fantasme ou de l’argument marketing. Nous avons éprouvé ces illusions à la réalité telle qu’elle se pose aux joueurs de rugby amateurs. Premier départ au ras de ce rugby d’en bas: le dopage.
Dix heures du matin, mi-juin, un tournoi à VII comme il en fleurit partout à cette période de l'année. Ambiance champêtre, pas de vestiaire, on se change dans l'herbe. Avant le premier match, François (1) retourne à sa voiture. Il ouvre le coffre, prend quelques dosettes. «Ce sont des boosters ça permet d'avoir des jambes de feu pendant le match.» Le produit en question, c'est du Jack 3D. Interdit depuis 2012, il se trouve facilement sur internet.
En vingt ans le rugby s'est transformé : les morphologies sont toujours plus impressionnantes et les soupçons de dopage vont croissant. Le rugby n'a pas – encore — connu son affaire Festina, mais plusieurs signaux sont à l'orange vif. Le Rugby Club de Toulon est au centre d'une nébuleuse affaire. Au début de l'année, le journaliste Pierre Ballester racontait notamment dans Rugby à charge l'histoire de ces 150 joueurs professionnels issus de la même région ayant subitement présenté, entre 2006 et 2008, des anomalies thyroïdiennes. Auparavant, l'ex-pilier international Laurent Benezech avait déjà jeté un pavé dans la mare dans son livre Rugby, où sont tes valeurs?, qui lui a valu un procès, intenté par Philippe Saint-André. Voilà pour l'élite. Nul besoin, cependant, d'aller regarder aussi haut pour trouver des traces de dopage.
Olivier (1), ancien pensionnaire du pôle espoir d'un club de Pro D2 a commencé le rugby à 20 ans quand il est arrivé en France en 2011 : originaire d'Afrique, il ne jouait «qu'au foot» jusque-là. Olivier est arrivé au rugby sur le tard donc : un joueur sec, présentant des capacités athlétiques exceptionnelles. Il débute par le rugby universitaire et le jeu à XIII : «Pour moi, le rugby c'était facile, je prenais le ballon, je courais et je marquais des essais ! Un club de rugby à XV est venu me proposer de jouer chez eux. On jouait en honneur. L'année où je suis arrivé, on a fini champion du Roussillon et champion de France. Assez rapidement, un autre joueur, m'a approché pour me proposer des trucs. Baptiste (1), 3e ligne comme moi. Il me dit : "J'ai des piqûres pour ne plus sentir la douleur pendant le match, si tu veux je t'en file." Les piqûres, je ne suis pas fan. Des cachets ou de la poudre pourquoi pas, mais les piqûres je n'aimais pas. Autour de moi, pas mal de gars avaient recours à ce genre de produit. Mais y a toujours eu une ambiguïté entre les produits légaux, que ton entraîneur te demande de prendre et les autres dont les joueurs te parlaient. Quand j'y réfléchis, ce qui est drôle, c'est qu'en début d'année, Baptiste, il ne jouait pas beaucoup. A la fin, il était parfois titulaire. Un mec qui se piquait régulièrement m'a dit : "Si tu veux réussir dans le sport, quel qu'il soit, tu es obligé de passer par là…" Lui, je me souviens il se piquait chez lui et se faisait des garrots lui-même.»
La carrière d'Olivier évolue. Le voilà en pôle espoir, en Pro D2. «L'entraîneur me trouvait trop maigre. Il m'a demandé d'acheter des produits, des protéines qu'il fallait prendre une heure avant l'entraînement. Une poudre avec du lait. Ce n'était pas du dopage mais des produits légaux, disponibles dans des boutiques spécialisées. Mais je me souviens d'un joueur qui avait pris ce genre de protéines avant de dormir, au lieu de les prendre 1 heure avant de jouer comme nous avaient dit les entraîneurs. Il a été hospitalisé la nuit même. Ces produits sont tellement forts que si ton corps ne les évacue pas, ça peut être très dangereux. Ce qui m'a marqué, c'est que je n'ai jamais vu un seul contrôle que ce soit en honneur ou en Pro D2 [Olivier jouait dans le championnat espoir, ndlr]. Les gens peuvent se doper sans problème. Et dans les clubs, personne ne venait nous mettre en garde contre telle ou telle pratique. Il n'y avait aucune prévention. On était presque insidieusement encouragé. Ça rend plus fort, on est sûr de jouer le samedi et on n'a aucun risque d'être pris.»
Olivier n'est pas resté longtemps au pôle espoir. Se voyant plutôt poète ou écrivain, il a choisi de privilégier les études à un sport où il aurait pu être international, son pays d'origine l'ayant contacté. Son université a en effet refusé qu'il suive une formation à distance. Quand il rejoue au rugby de temps à autre, «c'est plus pour garder la forme qu'autre chose».
(1) Les prénoms sont modifiés