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Libération
Merci de l'avoir posée

Le Japon est-il un pays de rugby ?

Pour la première fois de leur histoire, les Braves Blossoms peuvent accéder aux quarts de finale de la Coupe du monde. Ce qui marquerait la fin d'une longue traversée du désert pour ce sport dans l'Archipel.
Le sélectionneur du Japon Eddie Jones (c) lors d'une séance d'entraînement à Warwick (centre de l'Angleterre) lors du Mondial de rugby, le 28 septembre 2015 (Photo Martin Bureau. AFP)
publié le 9 octobre 2015 à 10h01

Le Japon a changé d'ère. C'était le 19 septembre, à Brighton en Angleterre. Ce jour-là, les Japonais ont arraché une victoire (34-32) aux demi-dieux sud-africains du rugby, double champions du monde (1995 et 2007). Habitués à faire pâle figuration sous les quolibets, les «petits» nippons ont fait irruption dans la cour des grands de l'ovalie. Eux qui n'avaient plus gagné de match en Coupe du monde depuis 1991 face au Zimbabwe. Le lendemain, la presse pouvait titrer «historique». Malgré la défaite contre l'Ecosse le 23 septembre, le qualificatif tient bon dans l'esprit des téléspectateurs japonais qui étaient près de 25 millions à saluer la victoire des Braves Blossoms contre Samoa (26-5) samedi dernier. Un succès qui les maintient dans la course à la qualification pour les quarts de finale.

Avant la rencontre prévue dimanche contre les Etats-Unis, le Japon se prépare à une fin de semaine pleine de suspense. Troisième de la poule B, le quinze rouge et blanc doit compter sur une contre-performance des Ecossais face à Samoa puis gagner contre les Américains pour se qualifier. Cette accession aux quarts de finale permettrait au Japon d’entrer dans la légende alors qu’il se prépare à accueillir la coupe du monde de rugby en 2019.

A quoi ressemblent les «Braves Blossoms» ?

L'équipe se compose de 31 joueurs dont «5 d'origine étrangère qui ont pris la nationalité japonaise», précise la fédération de rugby de l'Archipel. Le capitaine de l'équipe, Michaël Leitch, est l'un d'eux. Ce troisième ligne de 27 ans, né en Nouvelle-Zélande de parents fidjiens, évolue avec les rouge et blanc depuis 2008. Des joueurs comme le demi de mêlée Fumiaki Tanaka, l'ailier Akihito Yamada ou l'arrière Ayumu Goromaru ont assuré la victoire contre les Springboks le 19 septembre (voir ici pour plus de détails).

Les Blossoms sont emmenés par l'entraîneur Eddie Jones. L'Australien, né d'une mère américaine d'origine japonaise, est un technicien roué et décidé, passé par les mêlées des Wallabies et des Springboks au début des années 2000. Depuis qu'il est arrivé au Japon en décembre 2011, le tonitruant Jones a mouillé sa chemise et avalé quelques couleuvres. «Je n'ai jamais travaillé aussi dur», disait-il au début de la coupe. Quand le tirage au sort a placé les Japonais dans la poule des Springboks, un type est venu le voir en lui demandant de ne pas encaisser plus de 100 points. «C'est comme ça que le Japon était vu jusqu'à présent», se désolait Jones en répondant aux questions de l'agence de presse Kyodo. «Mais je n'ai pas passé ces quatre dernières années pour être pris à la rigolade. Nous sommes ici pour gagner des matches.». La suite lui a donné raison.

Jones s'est entouré de l'ancien talonneur français, Marc Dal Maso, qui a signé un contrat de consultant chez les Japonais en 2012 et du Britannique Steve Borthwick. L'ancien joueur britannique des Saracens a rejoint la team Jones pour travailler sur les avants. Ces derniers mois, les Brave Blossoms ont affronté Hong-Kong, la Corée, les Etats-Unis, les Fidji, Tonga, l'Italie et la Géorgie. En 2014, le Japon est entré dans le club des 10 premières nations du classement IRB.

Comment expliquer son succès ?

«Il ne faut pas croire que la victoire contre les Sud-Africains est un miracle, analyse Robert Verdier, ancien joueur et arbitre français, engagé depuis dix ans dans la relance du rugby japonais. Personne ne pourra prétendre que cela a été un "coup de chance" ou une "usurpation". C'est le résultat de six mois de préparation intensive et de dix longues années de travail.» Les Blossoms ont commencé à s'entraîner en avril dernier à raison de quatre séances par jour et un lever à 5 heures du matin. «Avant, ils pouvaient tenir 50, 60 minutes pas plus, poursuit Verdier. Maintenant, ils sont capables d'aligner 80 minutes sans problème. Ils ont une condition physique exceptionnelle et ne se sont pas blessés.» Le grand manitou Jones a infligé à ses joueurs des séries d'ateliers de jeu, de musculation, de vitesse, etc. Et la fédération japonaise a mis les moyens sans compter pour que Jones emmène ses joueurs en formation à Gloucester. «Les Japonais ont une endurance dingue qui compense leur petit gabarit. Ils vont vite et longtemps et pratiquent un rugby fait de mouvements avec moins d'affrontements et de défis physiques, ça peut faire la différence», note l'ailier ou centre Nicolas Kraska qui évolue dans l'équipe de première division Toshiba Brave Lupus depuis six mois.

En amateur passionné, Robert Verdier loue le style Jones et le virage amorcé ces dernières années. «On a arrêté de copier les Néo-Zélandais et les Australiens pour se rapprocher de l'Europe et plus particulièrement de la France dont le rugby correspond mieux aux caractéristiques physiologiques et mentales des joueurs japonais : grosse mêlée, organisation millimétrée et mille fois répétée des mauls, abnégation en défense, recherche de la perfection dans les coups de pied, etc. Le Japon s'était fourvoyé depuis 1995.»

Pourquoi le Japon revient de loin ?

Au milieu des années 90, le rugby nippon touche le fond. Une rencontre désastreuse illustre cette descente aux enfers quand, le 4 juin 1995, la Nouvelle-Zélande atomise les Blossoms par 145 à 17 (revoir ici la rencontre en intégrale) à Bloemfontein en Afrique du sud. Après cette humiliation, les supporteurs désertent les stades. Le public préfère se tourner vers le football alors que la Japan League est créée et que l'Archipel se prépare à accueillir le mondial en 2002. «La fédération a fait une erreur en choisissant de rester amateur alors que les grandes équipes se professionnalisaient, analyse Robert Verdier. Elle était otage des sociétés, propriétaires des clubs d'entreprises, et des grandes universités. Le rugby était en train de mourir dans l'Archipel. Il était stigmatisé comme un sport KKK : Kiken pour dangereux, Kitanai pour sale et Kitsui pour dur.»

Au début des années 2000, un homme va incarner une volonté de changement pour sauver le ballon ovale dans l'archipel. Après son passage à la tête du gouvernement, Yoshiro Mori tente d'enrayer l'hémorragie de joueurs et de supporteurs. Ce baron du Parti libéral démocrate (droite conservatrice), et ancien joueur de l'équipe de l'université de Waseda, entreprend plusieurs chantiers. Il fait venir des entraîneurs étrangers (Jean-Pierre Elissalde, John Kirwan), décloisonne le sport en l'ouvrant à la pratique féminine, en multipliant les retransmissions des matches internationaux, en préparant la candidature du pays à l'organisation de la coupe du monde qui aura lieu dans quatre ans. Il obtient le soutien des médias, des grandes entreprises et du patronat nippon. «On assiste à une renaissance au Japon, jubile Verdier. Sans Mori, rien n'aurait été possible.»

Le Japon est-il un pays de rugby ?

Selon la fédération, le pays comptait 106 120 licencié(e)s en mars (438 000 en France), répartis dans 3191 équipes dont un tiers dans des lycées. La grande majorité d’entre eux sont amateurs. Les seize équipes de la Top League, la première division, sont aux mains de puissantes entreprises du pays (Canon, Honda, Kubota, Suntory, Toyota, Yamaha). Nicolas Kraska a été recruté par Toshiba. Mais, même en deuxième division, les sociétés sont bien présentes : Patrice Olivier joue pour une équipe créée par Mitsubishi Heavy industries. Ces deux joueurs comptent parmi la poignée de professionnels. Les autres membres de l’équipe sont des employés qui, même si leur emploi du temps est aménagé, doivent travailler en plus de leur entraînement sportif.

Les régions du Kansai (centre), du Kyushu (sud) et des villes comme Higashi-Osaka, Kumagaya, Kamaishi et bien sûr Tokyo sont les grands lieux du rubgy nippon. Ce sport est pratiqué depuis 1899, date du premier match organisé dans l'Archipel à l'instigation de Edward Bramwell Clarke, professeur à l'université Keio, et de son ami Ginnosuke Tanaka. Dans les années 70-80, il a connu un âge d'or. «C'était l'eldorado. Il y avait deux fois plus de joueurs et certaines rencontres accueillaient 60 000 personnes», raconte Robert Verdier.

Aujourd'hui, dans un Archipel qui vénère le base-ball et célèbre le football, le ballon ovale doit batailler pour se faire une place à la télévision et dans le cœur des téléspectateurs. Mais les exploits des Brave Blossoms depuis trois semaines mobilisent les foules. Les bars et les pubs se remplissent à chacun de leurs matchs. Des retransmissions sont organisées dans des cinémas. «Nous avons dix fois plus d'appels que d'habitude, se réjouit Mana Muto, en charge de la communication à la fédération japonaise. En ce moment, c'est facile d'exister dans les médias.» Arrivé au Japon il y a quatre ans, l'ailier franco-phillipin Patrice Olivier joue parfois «devant 6000 à 7000 personnes en deuxième division. Il y a beaucoup de gens passionnés.» Robert Verdier évoque à la louche le nombre d'«un million de maniaques qui suivent l'actualité du rugby». Ils pourraient bien se multiplier dans les jours qui viennent si leur équipe se qualifie.