Aucun sport ne véhicule plus de clichés que le rugby : fraternité, solidarité, tolérance, partage, identité, égalitarisme, etc. Un magma duquel émergeraient les fameuses «valeurs», qui relèvent aujourd’hui surtout du fantasme ou de l’argument marketing. Nous avons éprouvé ces illusions à la réalité telle qu’elle se pose aux joueurs de rugby amateurs. Après le dopage et la misogynie, troisième départ au ras de ce rugby d’en bas : le racisme.
Originellement sport des lords en Angleterre, des étudiants en Argentine et des paysans du Sud-Ouest en France, le rugby n’est véritablement populaire qu’aux antipodes. La raison est connue : le schisme de 1895, qui fit basculer le jeu à XIII dans le professionnalisme tout en confortant les quinzistes dans l’amateurisme, c’est-à-dire l’élitisme – seuls les nantis peuvent dès lors pratiquer sérieusement un sport dans être payé pour cela.
Réflexes séculaires
Depuis 1995, le XV est cependant devenu professionnel à son tour. Les lignes ont bougé depuis. Le rugby n'est plus réservé à un public d'initiés que la complexité des règles ne rebutait pas : ce qui se déroulait à huis clos est désormais exposé aux yeux de tous. Patrick Mignon, sociologue à l'Institut national du sport et de la performance (Insep) : «Le rugby s'est construit sur l'esprit de clocher, une culture de la solidarité, de la convivialité, mais aussi une culture du combat où on apprend à détester l'autre.» Délicate bascule. D'un côté, des réflexes séculaires : la fusion entre les deux clubs basques historiques, l'Aviron bayonnais et le Biarritz olympique, capote parce que les supporteurs – et le tissu associatif – résistent alors que les deux équipes, reléguées en deuxième division, sont condamnées à péricliter.
De l'autre, un Mourad Boudjellal, président du RC Toulon venu de l'édition, qui s'attire les foudres de ses condisciples en dénonçant leurs pratiques («ceux-là sont dans le rugby pour capter des marchés publics») et monte à coups de millions une équipe qu'il amène au titre de champion d'Europe. En 2012, dans la Provence, Boudjellal jette un pavé dans la mare : le rugby est un sport raciste. «Il est ce qu'il est, c'est-à-dire à l'image de la France franchouillarde et conservatrice […] Je reçois régulièrement du courrier dans lequel on me traite de "sale bougnoule", on m'explique que les valeurs du rugby ne sont pas celles d'un "melon" et que je dois retourner en Algérie [où Boudjellal n'a jamais vécu, ndlr].»
Stigmates
Patrick Mignon : «Le rugby n'est pas raciste. Il est à l'image d'un pays qui a peur de ce qui change, et de ce qu'il ne maîtrise pas. Tous les dirigeants actuels sont issus de cette France de tradition, la notabilité de province. Boudjellal est l'inverse de ça.» On en voit aussi les stigmates sur le terrain. Début septembre, Timoci Nagusa, l'ailier fidjien de Montpellier, s'est fait traiter de singe par un supporteur de Pau, désormais interdit de stade et auteur d'une pathétique tentative de suicide. C'est la partie visible, celle d'un Top 14 médiatisé.
Mais le monde amateur n'est pas en reste. Un ancien joueur raconte : «Quand je jouais dans les Landes, il y avait deux matchs qu'on ne pouvait pas perdre : le derby, une question d'honneur, et le match face aux Mamadou, la seule équipe de la région où il y avait des Noirs. On n'y voyait pas du racisme. Pour nous, ça avait à voir avec l'honneur parce que le rugby n'était pas leur culture et qu'on devait les battre pour cela.» Quand il a débuté en équipe de France en 1990, le deuxième ligne Abdelatif Benazzi a été «reçu» par certains de ses coéquipiers sous le maillot bleu : il s'en est modérément ému puisque son début de carrière à Agen avait déjà eu ce goût-là. Le prix à payer pour avoir été le premier. Aujourd'hui, Eddy Ben Arous et Rabah Slimani tiennent le haut du pavé chez les Bleus. Un autre monde, celui du rugby pro.