Après la défaite de l'équipe de France face à l'Irlande, le deuxième-ligne français Pascal Papé (pas réputé pour sa tendresse sur le pré) regrettait le manque de réalisme de son équipe. «Sur notre puissance, on a dominé, on a vu pas mal de joueurs sortir sur blessure. Après c'est dommage. Sur nos temps forts on marque pas.» C'est dommage, oui. Mais c'est étrange, cette façon de se réjouir d'avoir blessé plus d'adversaire qu'on a compté d'amochés dans ses propres rangs.
Des blessures dans le rugby, «quoi de plus normal ?» argumenteront les défenseurs de l'ovalie (ses valeurs et tout ça). Un match sans éclopés, c'est un peu comme du fromage sans pain. Mais cette année leur nombre interroge. Avant même le coup d'envoi des quarts de finale, 24 joueurs ont dû rentrer à la maison, 9 de plus que sur l'ensemble de la Coupe du monde 2011. Le rugby tendance jeux du cirque ? Le sujet fâche du côté de Marcoussis, siège de la Fédération française. Le docteur Jean-Claude Peyrin, président de la commission médicale, ne souhaite pas répondre : «Aucune interview de la part de la FFR sur ce sujet. Il a tellement été écrit n'importe quoi que l'on ne parle plus.»
Libération a pointé l'évolution des morphologies des rugbymen depuis l'avènement du professionnalisme, en 1995. Dans ce sport où, il y a vingt ans encore, même au plus haut niveau, toutes les corpulences avaient leur place sur le terrain, les joueurs présentent désormais des gabarits hors norme. John Fairclough, chirurgien orthopédiste qui a présidé l'association anglaise des traumatismes dans le sport, s'inquiétait en 2013 de voir le rugby désormais «réservé aux monstres».
Mauvais présages
En juin, un joueur australien de rugby à XIII est mort sur le terrain à la suite d'un plaquage. Plus récemment, une joueuse de Lille se blessait gravement aux cervicales lors d'une rencontre du Top 8 contre Rennes. Paradoxalement, alors qu'il suscite toujours plus d'engouement et que les stades du Top 14 n'ont jamais été aussi pleins, le rugby devient un sport où le haut niveau est de plus en plus inaccessible. Un sport spectacle, agréable à regarder, mais dont la pratique rebuterait. Les joueurs aussi s'interrogent. Quand un journaliste de l'Équipe demande à Pascal Papé (toujours le même) si les nombreuses blessures l'inquiètent, celui-ci botte en touche : «Vous me faites chier avec vos questions… moi, dans un an, j'ai fini. C'est pour les jeunes que ça sera dur. Mais ils gagneront plus d'argent, ils pourront mieux accepter les blessures.» Le 3 novembre 2014, Frédéric Michalak confiait à Midol Mag ses réserves à l'idée de voir son fils suivre ses traces : «Aujourd'hui, dans le rugby pro, les joueurs font tous plus du quintal. Il faut tout faire très vite. Les chocs sont terribles. Quels vieux serons-nous ? On le voit, les corps ne semblent plus pouvoir suivre. Les gens vont penser que je dis cela parce que je suis blessé, mais il doit y avoir une prise de conscience. Tous les week-ends, des joueurs se cassent pour six mois. Tout ça ne présage rien de bon pour ce rugby.»
Fléau du rugby moderne, les commotions cérébrales sont la hantise des instances. L'an passé, la Fédération anglaise s'alarmait. Pour la troisième année d'affilée, les commotions étaient les blessures les plus fréquentes du championnat (12,5%). «Est-ce qu'il y en a plus qu'avant ? Est-ce qu'on y fait plus attention ? Difficile de savoir», s'interroge Benoît Hennart, ancien kiné du Toulouse FC, qui travaille aujourd'hui avec beaucoup de rugbymen : «En tout cas la fédération prend le maximum de précautions. Un joueur ne peut pas rejouer après avoir subi une commotion. Sur chaque match est mis en place un protocole quand un joueur prend un coup sur la tête.» L'ouvreur irlandais Jonathan Sexton a été arrêté six semaines avant le dernier tournoi, après plusieurs chocs à la tête.
En 2014, le cas de Florian Fritz a suscité de vives indignations. Après un K.O. évident en match de barrage contre le Racing, le joueur toulousain est entré en jeu quelques minutes plus tard. Difficile de plaider qu'un joueur qui pouvait à peine tenir debout était en état de poursuivre un match d'une telle intensité. Ce cas a servi d'électrochoc. Quand elles sont détectées, les commotions sont suivies. Mais combien restent cachées ? Après un K.O., un joueur est privé de terrain pendant trois semaines. Beaucoup préfèrent se taire. Dans un entretien à l'Equipe, l'arrière écossais Rory Lamont expliquait comment certains allaient jusqu'à tricher lors des tests de début de saison servant, plus tard, à déterminer s'ils sont aptes à reprendre après un K.O. «Ça incite à réaliser un petit score, et des joueurs le font, je le sais, ils en parlent.»
Mous du genou
La Coupe du monde 1995 avait été marquée par la blessure du joueur ivoirien Max Brito face aux Tonga. Sur une action a priori sans danger, il est victime d'une section de la moelle épinière au niveau des vertèbres cervicales, et se retrouve tétraplégique. A l'époque, on avait pointé du doigt les écarts de niveau entre équipes. Et c'est pour la même raison que la coupe de France de rugby a été supprimée. Cette année, en Coupe du monde, les blessures sont tout autres. Le docteur Nicolas Barizien, ancien médecin fédéral et chef du service de médecine du sport à l'hôpital Foch de Suresnes (Hauts-de-Seine), raconte avoir été «très surpris par le niveau de jeu des "petites" équipes. Qui se sont vraiment très bien préparées. C'est ce qui explique qu'elles ne comptent pas plus de blessés que les autres». Sur les 24 joueurs blessés, seuls trois ne jouent pas dans un grand championnat.
L’international français Yoann Huget, blessé au genou contre l’Italie. (Photo AFP)
Faut-il voir dans l'augmentation du nombre de blessures une conséquence de la prise de produits dopants ou de compléments alimentaires favorisant une augmentation de la masse musculaire insupportable pour les ligaments ? Benoît Hennart balaie l'hypothèse. «Les joueurs s'entraînent plus, c'est ce qui fait que leur masse musculaire augmente. Le nombre d'entraînements par semaine est sans comparaison avec avant. Plus on se muscle, plus on résiste, plus on est fort, plus on va vite et plus on fait mal… L'idée que la masse musculaire favorise les blessures est fausse, ce sont les contacts de plus en plus forts qui en sont la cause. Plus on se muscle, plus notre corps se protège. Après, il y a des blessures au contact, comme pour Yoann Huget [le Français touché au genou lors du premier match des Bleus, contre l'Italie, ndlr]. Dans son cas, le genou subit une telle pression musculaire sur la prise de décision au moment de crocheter qu'il arrive que ça pète. Les blessures aux genoux arrivent dans toutes les disciplines…» Et beaucoup au rugby : sur les 24 joueurs qui ont quitté le Mondial, dix ont été touchés au genou (1). Le docteur Barizien insiste, lui, sur l'évolution du jeu. «Il y a de plus en plus de jeu effectif. Les joueurs jouent donc plus longtemps. A l'époque, sur 80 minutes, on en jouait 20-25, maintenant on monte facilement à plus de 30 et même des fois 40 ! Le risque de blessures augmente donc.»
Calendrier surchargé, contacts de plus en plus violents, se dirige-t-on vers une discipline où la blessure grave ferait partie inhérente des aléas ? Comme au football américain, des effectifs pléthoriques viendraient pallier le remplissage des infirmeries. Benoît Hennart ne veut pas croire à cette évolution. «Les blessures dans le rugby ne doivent pas devenir une fatalité. Nous avons les moyens de lutter contre. Par la prévention, en développant des moyens humains et matériels. En NFL [la ligue de foot américain, ndlr], les staffs médicaux prennent de plus en plus de place. Nous allons petit à petit dans cette direction en Top 14. Mais c'est un investissement, car une bonne prévention, c'est un suivi au jour le jour pour chaque joueur. Là, le Top 14 va enchaîner 16 matchs d'affilée avec la coupe d'Europe ! C'est démentiel. Les joueurs sont plus en plus exposés, cet investissement est indispensable. Le rugby prend de l'avance sur les autres sports. Comme c'est un sport de contact, on en parle beaucoup, mais les lésions dans le foot sont aussi très inquiétantes, on en parle moins, c'est tout.»
Prise de conscience
Le docteur Barizien insiste aussi sur la prise de conscience de la discipline par rapport à ses risques. «Il y a toujours eu, et il y aura toujours, des traumatismes. Mais les risques sont très suivis. Le rugby cherche toujours à faire évoluer ses règles vers plus de sécurité. Les commandements en mêlée ont été modifiés, pareil pour les règles en touche ou les plaquages. On le voit clairement pendant la Coupe du monde, où les arbitres sont extrêmement vigilants sur les balayages. La fédération internationale a vraiment à cœur de rendre ce sport le plus sûr possible. Mais les réflexes sont longs à prendre. Ça démarre dans les écoles de rugby. La preuve, on voit beaucoup moins de fourchettes [mettre ses doigts dans les yeux d'un adversaire, ndlr] aujourd'hui que par le passé. C'est une question d'éducation des joueurs.»
Le demi de mêlée namibien Theuns Kotzé, victime d’un «plaquage cathédrale» de la part du centre australien Marcelo Bosch. (Photo Bertrand Langlois. AFP)
Eduquer pour protéger, d’accord. Sanctionner aussi. Les instances du rugby font la chasse aux gestes qui rajoutent du danger au danger. Sur les terrains, c’est désormais la tolérance zéro pour les plaquages cathédrales qui consistent à soulever un joueur au risque qu’il retombe sur la nuque. Mais là, surgit un autre débat. Celui de l’iniquité des décisions de la commission de discipline de la Coupe du monde. Qui inflige trois matchs de suspension (et les prive donc de quart de finale) à deux Ecossais pour un plaquage cathédrale sur un Samoan, mais seulement un match à l’Argentin Marcelo Bosch pour le même geste sur un Namibien. Egaux devant les blessures, les joueurs le sont sans doute devant celles qu’ils peuvent subir. Peut-être pas devant celles qu’ils peuvent provoquer.