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Libération
Décryptage

Le rugby français paie son déni d’ouverture

Entraîneur, joueurs, fédé… Tous ont une part de responsabilité dans le crash (62-13) des Bleus face aux All Blacks samedi en quart du Mondial.
Les Français après l’un des neuf essais marqués par les Blacks samedi à Cardiff (pays de Galles). Vainqueur 62-13, la Nouvelle-Zélande enregistrait là sa plus large victoire sur le XV de France. (Photo Christophe Ena. AP)
publié le 18 octobre 2015 à 19h56

Tard, dans la nuit de samedi à dimanche, Philippe Saint-André et quelques joueurs se sont pointés devant des suiveurs abasourdis. L'odeur du sang n'intéressait personne. Seule une question hantait l'audience : par quels mots concluraient-ils une descente inéluctable dans les bas-fonds du rugby mondial, conséquence de la terrible défaite (13-62) face aux All Blacks en quart de finale du Mondial, samedi à Cardiff ? Tous ou presque ont alors servi un discours millimétré et timide sur la «vitrine de l'équipe de France», brisée par les exigences quotidiennes du Top 14. Ils terminent cette édition comme ils l'ont commencé. Dans le déni et la mollesse.

PSA limité, PSA humilié, mais PSA libéré !

Plusieurs fois, on a perçu du soulagement dans la voix chevrotante du sélectionneur des Bleus. Il a réussi à sourire et délivré un message simple à Guy Novès, son successeur : «Bonne chance !» Puis : «Sincèrement, à mes débuts, je pensais que ça allait être dur. Mais pas aussi dur.»

Direction Bandol (Var), les vignes qui mangent les flancs de sa grande propriété et donnent un rosé de meilleure qualité que les productions de ses équipes. En début de compétition, Saint-André était tendu comme un arc, déterminé, espérant réellement effacer quatre ans inconsistants par une Coupe du monde de gala. Après France-Canada (41-18), le 1er octobre, il chope au vol un journaliste du Midi olympique et le pourrit copieusement pour avoir taillé ses schémas dans les colonnes de l'hebdomadaire de l'ovalie. Les faux airs de Droopy disparaissent un instant, PSA a les crocs. La leçon de rugby administrée par l'Irlande (24-9) le 11 octobre les lui limera.

Saint-André a compris. Il passe ensuite la semaine à prendre des cafés avec Serge Blanco, vice-président de la Fédération française de rugby, et une partie de son staff dans l’immense brasserie du Celtic Manor, à Newport, espérant une réaction hypothétique d’un groupe aussi affable et lisse que lui.

En 2011, Aurélien Rougerie insultait la terre entière pendant que les autres cadres fomentaient des révolutions de palais et de terrain. En 2015, Saint-André a écarté les tempéraments hors normes, Maxime Mermoz, Maxime Médard, François Trinh-Duc. «Dans la compo de départ face aux Blacks, samedi soir, il n'y avait que trois titulaires de la finale 2011 [Thierry Dusautoir, Pascal Papé, Morgan Parra, ndlr]. J'ai refabriqué une génération de joueurs, plaide PSA. Ils ont pris de la bouteille pendant cette Coupe du monde, ils seront les acteurs des victoires futures. Le chantier continue. Mais, en France, nous avançons à 10 km/h quand les autres nations courent à 20 km/h. Les internationaux y sont salariés de la fédération et non des clubs, le calendrier est optimisé, ils ont trois trêves internationales et jouent 25 à 28 matchs par saison.» PSA fait les comptes : «En début de mandat, j'ai fait monter deux joueurs qui ont leur place dans le XV des meilleurs mondiaux, Wesley Fofana et Yoann Maestri. Deux ans et demi plus tard, l'un était opéré et l'autre enchaînait les blessures. A force de disputer 40 matchs par saison… Le chantier continue. C'est une génération différente, mais elle a du potentiel.»

Un potentiel mesuré puisqu'il ajoute : «Vue l'intensité, est-ce qu'on aurait pu enchaîner avec l'Afrique du Sud en demi-finale, puis la finale ? Je ne sais pas. Est-ce qu'on serait passés contre l'Argentine ? Je ne sais pas… J'espère qu'on aura une vraie réflexion à l'avenir. Je suis pour le rugby total, mais à chaque fois qu'on a joué un rugby total, on a pris beaucoup de points. 55 en mars face à l'Angleterre, 62 ce soir.» Jusqu'au bout, PSA sera resté fidèle à ses convictions limitées : «Avec les trois mois de préparation, on a essayé de réduire le fossé.» Vive la muscu. Le reste appartient aux autres. A propos des Blacks, Saint-André a dit, dans un anglais impeccable : «They have so much flair, so much skills.» L'instinct, la technique.

Le règne des robots

A quelques mètres de Saint-André, une scène lunaire. Le deuxième-ligne Pascal Papé vient faire ses adieux. Pas forcément connu pour être un grand réformateur de ce sport, il se fait le porte-parole du vestiaire : «Toutes les nations évoluent, sauf nous. L'équipe de France passe après les clubs. Les internationaux disputent 30 à 40 matchs par an, dans un championnat compliqué, enfermé sur l'enjeu. Les joueurs doivent prendre la parole, surtout les jeunes.»

Tiens, en voilà un. Fofana n'est plus si jeune (27 ans), mais il a surnagé face aux Blacks et incarnera une certaine continuité avec les quelques-uns (Guilhem Guirado, Rabah Slimani, Yoann Maestri, Louis Picamoles…). Des perles de sueur coulant sur notre front, le centre de Clermont claque la langue dans sa bouche et dit : «Il faudra une discussion entre la fédération et les clubs. L'équipe de France est la vitrine. Mais nous, on ne peut pas faire grand-chose. Ce sont eux, les clubs, qui nous rémunèrent.» Voilà. Même en coulisse, mêmes les grands soirs, ces Bleus sont fades.

Ce dimanche, autour de midi, le demi de mêlée Sébastien Tillous-Borde a délivré un petit message d'adieux sur les réseaux sociaux : «Notre parcours s'est arrêté hier en quart de finale contre une belle équipe des All Blacks, cette aventure nous aura beaucoup appris, il faut continuer à travailler, mais très fier d'avoir fait partie de cette équipe et d'avoir participé à tous ces beaux moments dans ma carrière de sportif.» Il aura au moins pris du plaisir à voir dérouler sous ses yeux les Irlandais Ian Madigan, Keith Earls, Sean O'Brien, puis les Néo-Zélandais Julian Savea, Ma'a Nonu ou Jerome Kaino. Pendant trois mois, Tillous-Borde a plus parlé à ses haltères qu'à ses coéquipiers, il incarne jusqu'à la caricature cette équipe de France aseptisée, capable de micro-piques et macro-défaites. «Je me fous de ci», «Je me fous de ça», balance-t-il souvent à la presse, sûr de lui. Il ferait mieux de raconter aux copains comment il survit au plus haut niveau à Toulon grâce aux Bryan Habana (Afrique du Sud), Matt Giteau (Australie) et autres Juan Martín Fernández Lobbe (Argentine), toujours en lice pour être champions du monde.

Son ami et collègue de charnière, Fred Michalak, a, lui, annoncé sa retraite internationale. Rappelons qu’il n’a joué que 460 minutes en Top 14 la saison dernière : il est arrivé à cette Coupe du monde dans la forme de sa vie. L’excuse du calendrier surchargé, des matchs au couteau dans les supposées tranchées boueuses de Brive ou d’Oyonnax, elle ne vaut pas pour lui. Il a été blessé pendant la première partie de saison, et Bernard Laporte lui préférait dans l’absolu toutes les alternatives possibles (l’ouvreur des Pumas Nicolás Sánchez, le trois-quarts polyvalent Giteau).

Maxime Mermoz, le centre du RCT, a calmé ses nerfs contre PSA depuis des semaines grâce aux enseignements de l'Allemand Eckhart Tolle, spécialiste du retour à la paix intérieure et auteur notamment de cette phrase puissante : «Là où il y a de la colère, il y a toujours une douleur derrière.» Mermoz le pacifié a dit dimanche : «Il y a un projet de jeu un peu fictif depuis quatre ans.» Le centre n'avait même pas été retenu dans les 23 par Laporte lors de la finale de Champions Cup contre Clermont le 2 mai, puisque Juan Martín Hernández, un Argentin de 33 ans, extraordinaire dimanche avec son pays face à l'Irlande (victoire 43-20), évoluait à sa place. Dit autrement, c'est le talent de nombreux rugbymen français qui apparaît «fictif», pour reprendre le mot de Mermoz. Il serait bon qu'ils en prennent conscience. Peut-être alors parleraient-ils moins haut.

La faillite des dirigeants

Dans les couloirs du Millennium de Cardiff, Pierre Camou est passé sans un mot. Le président de la Fédération française de rugby (FFR) flottait dans son pantalon de costume trop ample, diffusant un drôle de sentiment, le vieil homme et l'amer. Pendant des années, on a souri quand Mourad Boudjellal, le président toulonnais, a moqué maintes et maintes fois «les pardessus du rugby français», squattant banquets et autres cérémonies désuètes. Cela ne pouvait pas être vrai. Pas à ce point. Serge Blanco est un atout majeur pour les Bleus. Pas un GO à la peau du ventre bien tendue, se disait-on. Paul Goze, le président de la Ligue nationale de rugby depuis 2012, est un visionnaire, pas un dirigeant qui a laissé son ancien club (Perpignan) décliner jusqu'à finir en Pro D2, pensait-on.

Saison après saison, ils ont tous protégé Saint-André, les joueurs et le système. PSA aurait fini parmi eux, avec un pardessus, s'il avait été dans le dernier carré de ce Mondial. Bernard Laporte, qui brigue la présidence de la FFR, a lancé les grandes manœuvres samedi sur TF1, en pleine déroute des Bleus. «Je le soutiens, confie Boudjellal. Même si je ne suis pas d'accord sur tout, je ne veux pas d'un Top 12 ou la suppression des phases finales comme lui par exemple. Mais je suis sûr d'une chose, il sera honnête, ouvert au dialogue et prêt à changer d'avis si on a des arguments. C'est un novateur. Il va amener de l'énergie à la fédé, il va faire avancer le rugby. Il faut remettre un peu de démocratie dans le rugby. J'ai l'impression qu'une monarchie usée s'est installée.»