C'est comme si le conditionnel avait disparu de la grammaire serbe. Depuis le début de la saison et particulièrement ces derniers mois, Novak Djokovic a dépouillé son jeu de l'imperfection et ses matchs du hasard. En 2015, le numéro 1 mondial totalise désormais 78 succès pour 5 défaites, après sa victoire ce dimanche au Masters 1000 de Paris Bercy. Soit un ratio de 94% de matchs victorieux qui pourrait encore monter à 94,3% (83 victoires pour 5 défaites) s'il réalise un sans-faute lors du dernier tournoi de la saison, le Masters, qui réunir les huit meilleurs mondiaux à Londres à partir du dimanche 15 novembre(1).
Tout tend vers cette hypothèse : nonobstant sa qualité de triple tenant du titre de ce tournoi, Djokovic n’a plus perdu un match depuis le 23 août (22 succès de rang), et il n'a concédé qu'un set depuis le 13 septembre (pour 32 remportés). Et tout le monde a pris sa petite rouste, de Rafael Nadal (6/2 6/2 en finale à Pékin) à Jo-Wilfried Tsonga (6/2 6/4 en finale à Shanghai) en passant par Andy Murray, encore défait dimanche, en finale à Bercy, sur le score sans appel de 6/2 6/4. Ahurissant ? Délirant, même.
Largement favori à Paris, Djokovic n'a pas tremblé une seconde, ne concédant qu'un set à Stanislas Wawrinka, en demi-finale, sur la route de son sixième Masters 1000 de la saison. Il n'y en a que neuf dans la saison : il a été finaliste de deux autres et n'a pas participé au dernier... Les tournois du grand chelem ? Il en a remporté trois (Open d’Australie, Wimbledon, US Open) et n'a perdu qu'en finale du quatrième, Roland-Garros. Bref, dans ces conditions, tout autre résultat qu'un succès au Masters à Londres, la semaine prochaine, est aussi improbable qu'une victoire d'un Français en grand chelem. S’il y parvient effectivement, le Serbe aura réalisé une saison quasi parfaite, glanant au total 11 trophées. Pourra-t-on parler de meilleure saison de l’histoire du tennis ? Peut-être, même si ce genre de comparaisons est toujours difficile à faire, tant le sport en général, et donc le tennis en particulier, a évolué au fil des décennies.
Ce qui est sûr, c’est que Djokovic ferait mieux qu’en 2011 : il avait déjà remporté trois grands chelems et cinq Masters 1000, mais pas le Masters (éliminé en poules), et son ratio de victoires était moins bon. Il ferait mieux aussi que Rafael Nadal en 2010. Ferait-il mieux que la saison 2006 de Roger Federer ? Il y a débat. Comme le Serbe, le Suisse avait cette année-là remporté trois tournois du grand chelem et perdu en finale du quatrième (Roland-Garros, face à Nadal, évidemment), ainsi que le Masters. En revanche, il avait remporté «seulement» quatre Masters 1000. Mais il avait aussi remporté 12 tournois et gagné 92 matches contre 5 défaites, soit un ratio de victoires de 94,8%.
Si l’on remonte plus loin dans l’histoire, les comparaisons deviennent problématiques. Auteur du grand chelem (victoires à l’Open d’Australie, Roland-Garros, Wimbledon et l’US Open la même année) en 1962 et 1969, la légende Rod Laver ne sera pas rejointe par Novak Djokovic cette année sur ce prestigieux Olympe où seul Donald Budge (1938) l’accompagne. Mais les autres tournois étaient à l’époque moins nombreux, moins hiérarchisés, moins organisés, et on ne peut donc pas comparer les saisons de l’Australien à l’époque avec celles du Serbe aujourd’hui.
Encore loin de Graf et Navratilova
Et chez les femmes ? Pas de raison que la comparaison ne soit que masculine. Rien que cette année, Serena Williams a remporté trois grands chelems (défaite en demi-finale à l’US Open) et deux autres tournois majeurs, ne perdant au passage que trois matchs. Mais elle n’a pas participé au Masters, remporté ce week-end par la Polonaise Agnieszka Radwanska. En 1995, Steffi Graf avait remporté trois grands chelems, le Masters et 96% de ses matchs, sauf qu’elle n’en avait disputé que cinquante (48 victoires et 2 défaites).
Mais c’est surtout dans les années 1980 que l’on trouve trace de saisons à côté desquelles l’année 2015 de Novak Djokovic paraîtrait presque banale. En 1988, Steffi Graf réussit l’exploit de remporter les quatre tournois du grand chelem (dernier grand chelem en date, hommes et femmes confondus) mais aussi les Jeux olympiques, à Séoul. Elle finit la saison avec 73 victoires en 76 matchs, et pour seule ombre au tableau une élimination en demi-finales du Masters. Quelques années plus tôt, c’est Martina Navratilova qui avait réussi deux saisons totalement dingues : 86 victoires et 1 seule défaite, trois grands chelems, le Masters et 16 tournois remportés en 1983 ; puis, l’année suivante, 78 victoires et 2 défaites (97,5%), trois grands chelems, le Masters et 13 tournois au total. Morale de l’histoire pour Djokovic : il n’y a pas de limites, il n’y a que des paliers.
(1) On considère que Djokovic gagnera tous ses matchs de poule au Masters, même si l'on peut gagner le tournoi en perdant une rencontre en poule.