Depuis qu'elle s'est emparée du cas de Michel Platini fin septembre dans l'affaire du paiement différé des 1,8 million d'euros dont a bénéficié en 2011 l'ancien joueur pour des travaux «prétendument effectués» (selon la terminologie de la justice suisse) entre 1999 et 2002, la commission d'éthique de la Fédération internationale de football (Fifa) figure une sorte de porte d'entrée pouvant permettre ou non au Français de s'aligner dans la course à la présidence de l'instance, l'élection devant se tenir le 26 février. Pour l'heure, elle laisse Platini dans un entre-deux qui pourrait ressembler à une forme de torture psychologique dont l'instrument est le calendrier : faute de décision claire, l'actuel président de l'Union européenne des associations de football (UEFA), sous le coup d'une suspension conservatoire de 90 jours prenant fin le 5 janvier (avec 45 jours de prolongation possible, ce qui l'empêcherait de concourir le 26 février), ne peut ni faire campagne ni éventuellement saisir le Tribunal arbitral du sport (TAS) si la commission d'éthique lui barre la route. Nous nous sommes procuré l'historique complet - ainsi que pas mal de sous-titres - des rapports entre cette commission d'éthique et le clan Platini : prises dans leur ensemble, les actions de cette commission ne laissent guère de doute sur sa malveillance envers la candidature de l'ancien meneur de jeu des Bleus, les incohérences faisant écho à une gestion du temps systématiquement dommageable à l'édile.
Pourquoi Platini a-t-il joué le jeu de cette commission d’éthique ?
Composée d'une chambre d'instruction de cinq membres (dont Jacques Lambert, neutralisé dans l'affaire Platini puisqu'il est français comme lui) et d'une chambre de jugement de six membres présidés par l'Allemand Hans-Joachim Eckert, la commission d'éthique a toujours, historiquement, servi les intérêts de l'institution et de son président depuis 1998, Sepp Blatter, lequel s'est juré d'avoir «le scalp» (le terme employé en privé par le Suisse) d'un Platini ayant à ses yeux le malheur d'avoir favorisé la tenue du Mondial 2022 au Qatar. De l'enterrement d'un rapport Garcia pointant les dysfonctionnements de la Fifa jusqu'aux six ans de suspension pour le Coréen Chung Mong-joon, histoire de l'écarter de la course à la présidence de la Fifa (la commission d'éthique n'avait rien à lui reprocher avant qu'il se lance), les exemples ne manquent pas.
Dans le camp du Français, certains lui ont ainsi conseillé de dénoncer médiatiquement d’entrée cette commission avant qu’elle ne statue - de manière forcément défavorable - sur son cas. Platini a préféré la voie légaliste pour deux raisons. Déjà, la nature profonde du Français est de respecter les règles : pour appartenir aux instances depuis 1998, il en est forcément le produit. Surtout, il ne se voyait pas jouer la rupture avec une commission qui est l’émanation d’une institution dont il brigue la présidence, qui plus est en lui faisant un procès d’intention en déloyauté avant qu’il agisse.
Platini avait-il un passif avec cette commission d’éthique ?
Le Français avait réclamé la publication in extenso du rapport Garcia, ce qu’Eckert avait refusé. Plus troublant, la personne de la chambre d’investigation chargée fin septembre du cas Platini, Vanessa Allard, est une citoyenne de Trinité-et-Tobago… tout comme l’un des postulants à l’élection du 26 février, David Nakhid. Recalé depuis parce qu’il n’avait pas les cinq fédérations nationales nécessaires derrière lui, cet ancien footballeur a fait appel vendredi devant le TAS.
Que s’est-il passé avant que Platini soit suspendu 90 jours ?
Platini a été entendu par Vanessa Allard le 1er octobre par visioconférence. A ce jour, les avocats du Français attendent encore la retranscription de cette audition. Allard lui a alors demandé de lui faire parvenir avant le 7 octobre des documents comptables relatifs à la facture émise pour les 1,8 million d'euros. Platini les a envoyés le 6. Or, il apparaît qu'Allard a transmis son dossier préconisant la suspension de Platini à la chambre de jugement… le 5 octobre, c'est-à-dire sans les documents requis. Ce qui n'a pas empêché les juges de statuer le 8 octobre en portant cette suspension à 90 jours, soit le maximum prévu par les textes. Michel Platini n'aura été entendu par ces mêmes juges à aucun moment : si la commission d'éthique n'avait aucune obligation légale de le faire, la lourdeur de la suspension, son implication sur la campagne à la présidence de la Fifa et le fait que le Français résidant à Nyon peut rallier Zurich (où siège la Fédération internationale) en un coup de volant auraient pu les inciter à écouter celui qu'ils suspendaient sur la base d'un dossier incomplet.
Comment la suspension a-t-elle été justifiée par la chambre de jugement ?
Selon celle-ci, la chambre d'investigation «a considéré que [Platini] ne démontrait pas le fait que le paiement reçu [de 1,8 million d'euros] ne correspondait pas à de la corruption». Faute d'établir la culpabilité du Français, Eckert estime que Platini ne prouve pas son innocence : une inversion de la charge de la preuve (à l'américaine, en quelque sorte) dont le président de l'UEFA aura à cette occasion appris qu'elle sous-tendait les jugements rendus par la commission d'éthique.
Que s’est-il passé autour du deuxième jugement ?
Finesse procédurale, la chambre de jugement pouvait se ressaisir elle-même du dossier pour révoquer son premier jugement après avoir demandé des précisions à Platini : en fait de précisions, les fameuses pièces demandées le 1er octobre par Allard sont arrivées sur le bureau des juges du comité d'éthique juste après le jugement du 8 octobre, ce qui était susceptible de changer la donne.
La deuxième décision, similaire à la première (90 jours de suspension plus 45 jours supplémentaires si besoin), a été rendue - et datée - le mardi 20 octobre. Or, la notification de ce jugement a été faite à Platini le vendredi 23 à 18 heures. Le Français ayant légalement deux jours pour faire appel auprès de la commission des recours de la Fifa, ses conseils voyaient leurs ressources logistiques diminuées puisque ces deux jours couvraient un week-end : là aussi, il est possible de voir quelque malignité dans le décalage entre le jugement et sa notification à l’intéressé.
Dans quelles conditions Platini a-t-il été invité à produire des éléments supplémentaires ?
Le jeudi 4 novembre à 13 heures, Platini reçoit un mail d’Allard comportant soixante-douze questions censées éclairer les investigations sur son cas : rendu obligatoire vendredi avant minuit. Ce qui, compte tenu de la nature de certaines demandes, rendait l’exercice acrobatique : le cabinet d’avocats qui travaille pour le Français a ainsi dû mettre la main sur des documents ou journaux remontant au début des années 2000 puis les éplucher en un temps record pour étayer la réalité du travail effectué par Platini sur la période concernée.
Ce questionnaire, que nous avons lu, comprend en outre des questions sans aucun rapport avec les 1,8 million. Exemple : «Vous avez déclaré ne pas avoir de problèmes d'argent. Pourtant, vous êtes payé par trimestre : pour quelle raison ?» Ou encore : «Est-ce que vous avez envisagé de vous présenter en 2011 à la présidence de la Fifa ? Sinon, pourquoi ?» Pendant qu'on y est, autant demander à Platini ce qu'il a mangé le midi.
Pourquoi la procédure prend-elle tout ce temps ?
Techniquement, les délais sont difficilement explicables. La commission d’éthique s’est saisie du cas de Platini moins de 48 heures après la révélation publique d’une enquête à son propos de la justice suisse, elle l’a suspendu dix jours plus tard. Mais ça fait plus d’un mois qu’elle statue dans une affaire où elle dispose d’un document écrit où Markus Kattner, directeur financier et secrétaire général adjoint de la Fifa en 2011 quand Platini a émis sa fameuse facture de 1,8 million, reconnaît avoir transmis celle-ci à Blatter, lequel l’a - toujours selon Kattner - validée, payant des charges sociales sur cette somme.
Quelque chose ne tourne pas rond. Instrumentalisation du calendrier pour nuire au Français ? Absence de pilote dans l'avion Fifa, décimé depuis des mois par les procédures de justice ? Dissensions au sein de la commission d'éthique ? L'idée d'une mascarade fait en tout cas son chemin dans le camp du Français. Lequel aura bien du mal à regagner le terrain ainsi perdu sur Gianni Infantino, le candidat «de substitution» (c'est Infantino qui le dit) de l'UEFA. Qui, aux dernières nouvelles, faisait campagne en Afrique sur le thème : «Voter pour moi, c'est voter par procuration pour Platini.»