«Même si j'en vivais pas, c'était mon métier. Boxe le matin, sieste l'après-midi, boxe le soir, je faisais mes six heures par jour.» A trois semaines de son dernier combat, Anne-Sophie Mathis est passée à l'imparfait. Son histoire est celle d'un garçon manqué. «A 10 ans j'avais un sale caractère. Surtout, fallait pas m'insulter. Garçon, fille, je me battais sans arrêt et les gens dans la rue, je sentais qu'ils flippaient. J'étais connue comme le loup blanc.»
A 14 ans, Anne-Sophie rencontre Greg, videur en boîte. « C'était moi qu'allais au fight quand il avait un problème. J'étais une teigne, ça ouais. J'étais… spéciale. » Anne-Sophie Mathis a 16 ans quand elle pousse les portes d'une salle de boxe. Cela se passe dans l'Est, en Lorraine, à Dombasle-sur-Meurthe, en 1993. « A 13 ans, j'ai perdu mon père et je suis partie en vrille. Le trou noir. Avec ma mère on se parlait peu, c'est l'entraînement qui m'a filé un repère. J'en avais besoin. J'sais pas, j'avais ce truc en moi, un truc puissant. »
Elle raconte ça devant un café qui refroidit, à deux pas de la salle. Nous sommes le 6 février à Dombasle, un quai de gare dans une campagne blanchie par le givre. Il faut longer la voie de chemin de fer et dépasser les barres d'immeubles aux noms de pierre précieuses – émeraude, rubis, saphir – pour atteindre le rade face à la mairie. On reconnaît les habitués à leur manière d'enfoncer la porte avec l'épaule, d'un coup sec au-dessus de la poignée. « L'humidité », dit la patronne, sans retenir un commentaire sur le froid qui gèle les os. Chaque nouvel entrant fait l'effort de serrer les mains réchauffées de ceux qui, aux tables, tournent les pages de L'Est Républicain.
« Alors, les nouvelles sont bonnes ? » « Bof, comme d'hab. Les politiques tapent dans la caisse. » Et tout le monde rigole. Anne-Sophie Mathis a 38 ans. C'est vieux. Elle le sait et malgré l'envie, elle sait qu'elle doit lâcher prise. Elle a trop d'exemples de mecs qui ont perdu le combat de trop. « Le KO, c'est pas rien, se retrouver comme ça, dans le noir. » Elle a déjà des pertes de mémoire. « Plein de fois on me dit "tu te rappelles ci, ou ça" et je dis oui mais en fait je m'en souviens pas. C'est la boxe. Chaque coup m'enlève des neurones. Et encore, moi je suis bien, d'autres ont perdu l'équilibre. Ils tanguent. »
Elle n'a plus d'image de son premier combat, perdu en Hongrie à 18 ans, en 1995. Asphyxiée par la cadence, elle n'avait pu reprendre son souffle. Ensuite, il y eut des victoires, beaucoup de victoires. En 2006, elle est championne d'Europe lorsqu'elle affronte Myriam Lamare, la star du moment, en direct sur Canal +. « Elle a une grande gueule, Myriam, elle avait pas arrêté de me titiller. Je bouillonnais. Je me disais "tu vas voir ma petite" et ce soir-là, j'ai boxé pour elle, pour lui montrer que j'avais du cœur.» La bagarre enflamme Bercy jusqu'au septième round. Lamare est debout mais ses yeux se révulsent. Mathis est championne du monde, catégorie super-légers (63 kgs). « On le voit pas à la télé mais 48 heures après elle était très marquée. Elle a fait une récolte de fonds pour une association, on m'a envoyé la photo : les deux yeux pochés, noirs jusqu'au milieu du visage. Si t'écrases pas tout de suite les pommettes, le sang ça pardonne pas, et si tu te mouches c'est pire, les vaisseaux pètent et l'œil se ferme. »
Le café est froid à présent, une pellicule noire s'est figée en surface. Anne-Sophie Mathis a gardé sa doudoune. Elle croise et décroise les jambes sous la table. Il y a dix ans, un homme a tenté d'en faire une star. « Après mon titre mondial, j'ai signé chez Acariès. » Michel Acariès incarne la boxe, avec tout ce qu'elle peut brasser de clichés: le parrain, le clan, les gros contrats. « J'étais trop introvertie pour lui, je savais pas ouvrir ma gueule, donner le change. Maintenant on nous demande d'assurer le service après-vente…» Silence. Elle lève les yeux de son café. « Qu'est-ce que je disais ? J'ai oublié. »
Soif de reconnaissance
A Sarcelles, le 27 février, lors du dernier combat avec son entraîneur René Cordier, contre la Dominicaine Oxandia Castillo. © Manuel Braun
Elle aurait voulu intégrer l'armée, puis la police, mais la boxe est capricieuse et veut qu'on se sacrifie. Il faut être fou pour accepter cela d'un sport qui tue et ne paye pas. « Aux jeunes qui rêvent des milliards des stars, comme Mayweather, l'Américain, je leur réponds "vous faites pas d'illusions, j'arrive pas à en vivre". » Dans la seconde pourtant elle ajoute qu'elle n'est pas à plaindre, qu'elle a gagné 30 000 euros par titre mondial qu'il a ensuite fallu saucissonner pour avoir l'illusion d'un salaire qui tombe à la fin de chaque mois.
« Je me suis entraînée à l'ancienne, à la Rocky Balboa: je soulevais du bois, je courais en forêt, j'avais soif de reconnaissance. C'est le plus important. » Le silence revient. « T'as faim ? » Elle se lève et sans un regard pour son café gelé, engage son épaule dans la porte. La voiture s'arrête sur le parking d'une cafétéria comme celles qu'on trouve en bord d'autoroute, avec plateau, pâté en croûte, pains individuels et verres Duralex. « Champagne ? » propose-t-elle, sérieuse. Allez, champagne, et deux flûtes arrivent. Elle sirote la sienne en disant la galère d'être mère célibataire.
«Léna est née en 2001. C'était ma mère ou la voisine qui la gardait et quand je rentrais, elle me le faisait payer. J'étais tellement crevée. Je faisais mes lessives et je m'écroulais. Léna voulait jouer mais je pouvais pas, je tenais plus debout. C'était des pleurs sans arrêt. Cette époque, je la déteste.»
Anne-Sophie Mathis ne touche pas le chômage, ne cotise pas, n'a aucune garantie en cas de blessure, elle revient habiter chez sa mère, et boxe. « Je me bougeais le cul à gagner parce que j'avais ma gosse. Sans elle, j'aurais baissé les bras. Le père, je l'ai quitté pour alléger mes problèmes. »
La cogneuse s'est saignée pour mettre sa fille dans le privé, avant de comprendre que cela ne changerait rien. « Je pouvais pas payer du soutien, je voyais pas au-delà de la prochaine facture. D'une certaine manière, ça me plaisait d'être sur un fil, de pas savoir si j'allais y arriver. Mais là c'est bon, j'en ai ma claque. Si demain je dois lui payer des études, je veux pouvoir le faire. » Léna a 14 ans. Son père qu'elle ne voit jamais est boxeur lui aussi, du combat de cage. A 51 ans, il continue de faire des come-back. « Lui, c'est pas pour l'argent, c'est la reconnaissance. La gloire te fait croire qu'elle va durer, alors qu'en fait, on t'oublie vite. »