C'était en 1995. Le rugby basculait dans le professionnalisme et la Coupe du monde, organisée par une Afrique du Sud récemment admise dans le gratin, s'offrait une image d'Epinal universelle représentant un vieux président noir au sourire de gosse vêtu d'un maillot vert remettant le trophée Web Ellis au capitaine des Springboks. Ce fut aussi en mondovision la naissance d'un phénomène en la personne d'un ailier néo-zélandais aux mensurations XXL, dont on pouvait résumer ainsi la conception du rugby : «Passez-moi le ballon, je me charge du reste.»
Dans le rugby de papa, on disait qu’il y avait ceux qui déménageaient les pianos et ceux qui en jouaient. Jonah Lomu faisait les deux. La première star planétaire de son sport est morte la nuit dernière d’une maladie des reins de naissance qui s’était révélée en 2003. Ça va déménager au paradis des rugbymen.
Pour l’état-civil, Jonah Lomu avait 40 ans. Pour les fans de rugby il en avait 20. On peut même fixer sa date de naissance au 18 juin 1995 au stade de Newlands au Cap. Ce jour-là, le nom de Jonah Lomu dépasse le cercle des simples amateurs de rugby : devenu un an plus tôt le plus jeune All Black de l’histoire, il inscrit quatre essais en demi-finale de la Coupe du monde 1995, face à l’Angleterre (45-29).
A lire le portrait de notre correspondant en Nouvelle-Zélande, avant la finale de la Coupe du monde 1995
Quatre essais dans un match de Coupe du monde. Et surtout le premier pour entrer dans l'histoire… Les images nourrissent depuis les amoureux du rugby : servi par une longue passe de son ouvreur Andrew Mehrtens, Lomu «atomise» le pauvre ailier anglais Tony Underwood, «explose» le capitaine Will Carling et marche sur l'arrière Mike Catt qui a le malheur de se trouver sur son chemin. «C'est un monstre, plus tôt il dégagera, mieux se sera», avait lancé, dépité, Will Carling après le match. Ce matin, sa dernière «victime» de cet essai mémorable, lui rendait hommage sur le site de la Fédération anglaise: «Son héritage est incroyable, écrit Mike Catt. Il a inspiré des millions de personnes autour du monde. Il leur a donné envie de regarder le rugby et leur a donné envie de jouer. Il a révolutionné le rugby. Je pense que lui-même ne mesurait pas l'impact qu'il avait eu sur le rugby.»
Lomu, c'est d'abord un cocktail détonnant de puissance et de vélocité. A l’époque, il est le premier à disposer d’un tel gabarit (1,95 m, 118 kg) et à courir aussi vite (10,8 secondes sur 100 mètres). Ses charges dévastatrices (cultivées au rugby à 7), qui mobilisent jusqu'à 4 ou 5 défenseurs dans des souvent vaines tentatives pour les enrayer, lui permettent d’inscrire de nombreux essais ou de ménager des espaces pour ses partenaires.
Phénomène physique et marketing
Le rugby qui s’apprête à envahir les écrans de télévision a besoin de tels phénomènes pour attirer les téléspectateurs. Jonah Lomu sera sa tête de gondole. A 20 ans, il est le premier joueur rémunéré 1 million de francs (150 000 euros) par an, alors que le rugby sort à peine de l’amateurisme. Ses revenus continuent de s’envoler avec l’arrivée d’Adidas comme sponsor des All Blacks en 1999. Avec son numéro 11 dans le dos, Lomu devient le premier produit marketing du rugby, sa première star planétaire.
Pourtant sa carrière ne durera que dix ans, avec un apogée lors de la Coupe du monde 1999 : il y inscrit huit essais, jusqu’à l’élimination surprise des All Blacks en demi-finale face à la France. Avec ses sept essais de 1995, il porte ainsi son total d’essais en Coupe du monde à 15, record qu’il était seul à détenir jusqu’en octobre dernier, lorsque le Sud-Africain Brian Habana l’a égalé. Sous le maillot des All Blacks, il marqua au total 37 essais en 63 sélections de 1994 à 2002.
Insuffisance rénale
En mai 2003, à 27 ans, Jonah Lomu est placé sous dialyse – il souffre d’une grave insuffisance rénale de naissance – ce qui le contraint à renoncer au Mondial en Australie. Un an après, il subit une transplantation rénale à haut risque. Plus tard, il décrira les mois précédant sa greffe comme la pire période de sa vie.
«J'étais ce gars […] qui terrassait ses adversaires, inscrivait des essais, gagnait des matchs, s'amusait. Et je me suis retrouvé si malade que je ne pouvais même pas doubler un petit bébé.» L'ailier estimait que, même au meilleur de sa forme, sa maladie l'empêchait de jouer à plus de 80% de ses capacités.
Lire le portrait Implacable
Le 10 décembre 2005, 28 mois après l’opération, il rejoue en Europe sous le maillot des Cardiff Blues, avant un retour à Auckland où il joue pour la province de North Harbour. Mais «Big Jonah» n’est plus que l’ombre de lui-même.
Il tente une dernière expérience à Marseille (sud de la France), en fédérale 1 (3e division) en 2009, où repositionné au poste de numéro 8 il pousse ses dernières charges – indignes de son meilleur niveau.
Sois Fort
— JONAH LOMU (@JONAHTALILOMU) November 15, 2015
Viva la France
From Dubai pic.twitter.com/KT0TCKsLtk
L'un des derniers tweets de Jonah Lomu
Depuis, il assistait souvent aux plus grandes compétitions. En 2011, pendant la Coupe du monde en Nouvelle-Zélande, il avait été hospitalisé après avoir été la vedette de la cérémonie d’ouverture. Il avait frôlé la mort, selon John Mayhew. Cet ancien médecin des All Blacks a lui-même annoncé le décès de la légende mercredi matin en Nouvelle-Zélande, un pays de 4,5 millions d’habitants plongé dans la tristesse. Trois semaines à peine après le retour victorieux de «ses» All Blacks, auxquels Jonah Lomu aura tant apporté.