La maladie l'a finalement stoppé dans la nuit de mardi à mercredi. On peine à y croire, même si Jonah Lomu n'avait plus le même élan depuis plusieurs semaines, plusieurs mois, plusieurs années. «J'ai appris la nouvelle juste avant de me coucher, je n'ai pas réussi à trouver le sommeil, dit Emile Ntamack, qui l'a si souvent affronté entre 1994 et 2000. On rigolait de nos surnoms, j'étais la panthère noire, lui le buffle. On était juste deux mecs qui s'appréciaient et on se faisait des accolades avant de rentrer sur la pelouse.» A la vue des tampons infligés à l'adversaire pendant la rencontre, il est difficile d'imaginer toute la bienveillance d'un joueur qui racontait en 1995 : «Je dis une prière avant chaque coup d'envoi afin que […] personne ne soit blessé.»
Colosse aux reins d’argile
Lomu a officialisé son syndrome néphrotique en 1996. Transplanté en 2004, il a fait un rejet en 2011 et depuis, il enchaîne les dialyses. Il l'avait avoué, l'air de rien, à Rugby Mag, il y a quelques saisons : avant même la Coupe du monde 1995, celle de son éclosion, de ses raids puissants, le médecin des Blacks avait détecté des anomalies, mais l'avait autorisé à jouer. Lomu ne l'avait certainement pas contredit. L'oxygène du rugby valait mieux que ses propres globules rouges. Lomu a souffert presque toute sa vie, en silence, ne parlant que pour offrir de l'espoir : «Mon but est de tenir jusqu'aux 21 ans de mes enfants, assurait-il encore au Daily Mail en septembre. Maintenant, quand je me lève le matin, au lieu de me regarder dans le miroir et de me dire "Que vais-je faire aujourd'hui ?", je me lève et je me dis : "J'ai deux fils [Dhyreille, 5 ans, Brayley, 6 ans], lève-toi, bouge-toi et essaye d'être le meilleur père possible."»
Le 16 octobre, on s'est pointé en toute fin de soirée au Liberty Stadium de Swansea, pour le trouver, recueillir quelques mots avant le quart de Coupe du monde entre Bleus et Blacks. Il s'agit de l'étape galloise de sa tournée «Jonah Lomu unstoppable» («imparable»), il vient de dîner dans un salon du stade avec une grosse trentaine de notables locaux, qui ont déboursé entre 180 et 1 700 € pour se trouver à la même table que lui, ou pas loin. Depuis le début du mois de septembre, il a enchaîné les spots publicitaires, les rendez-vous sponsors, les repas d'affaires sous le regard de sa femme Nadene, qui gère à la minute près son agenda de ministre. Ces opérations à but lucratif n'ont qu'un seul objet : profiter de son aura au maximum, afin de mettre ses garçons à l'abri. Dans un haka à Covent Garden (Londres) filmé pour MasterCard, le 16 septembre, il apparaît épuisé, peine à appuyer les gestes de cette danse guerrière.
La fuite de ses superpouvoirs, la fin du mythe, Jonah Lomu les a intégrées depuis longtemps. Dans la nuit de Swansea, un garde du corps a demandé à Nadene de venir, et Nadene a autorisé Jonah à nous parler quelques secondes. Il a donné le change, glissé un petit pronostic et ajouté pour faire plaisir : «Vous savez que j'ai adoré mon passage à Marseille, mon fils Dhyreille est né dans cette ville, c'est un vrai Marseillais !»
Marseille-Vitrolles, l'ultime étape de sa carrière, fin 2009, début 2010. Un drôle de dénouement en Fédérale 1, troisième échelon du rugby français, concocté par un apparatchik un peu filou du rugby tricolore, Claude Atcher, à base de comptes bancaires au Luxembourg et de projet sportif plutôt flou : sur certains matches, l'ailier Lomu est utilisé comme troisième-ligne. Il fait bonne figure, comme toujours, reçoit en tongs et bermuda dans sa chambre d'hôtel de la Villa Massalia, qui donne sur le parc Borély, la Corniche et la Méditerranée. Il dit «fantastique» une bonne dizaine de fois, se retourne pour admirer avec nous «cette vue fantastique» : «La mer, ça me rappelle le village côtier d'où est originaire ma famille, aux îles Tonga.»
Il raconte qu'on lui a conseillé de se méfier du «dirty rugby» des divisions inférieures françaises, où on n'est jamais à l'abri d'un coup fourré. «Je n'ai pas peur des brutalités, je viens du quartier d'Auckland où la violence semble avoir été enfantée. Ma jeunesse a été rude. Je suis venu jouer un rugby physique, mais propre. Mais si un gars me fait des crasses… hum, mec, il ne sait pas dans quoi il s'engage !»
En 1995, il fanfaronnait moins, les souvenirs d'enfance dans les rues de Mangere, cité-dortoir d'Auckland, étaient encore trop frais : «Trop de violence, trop de bagarre, trop de sang… Combien de fois les copains rentraient chez eux complètement défigurés. J'avais peur, très peur d'être pris dans l'engrenage. Un jour, on m'a fait boire de l'éthylène. J'ai vomi aussitôt avant de courir vers une lance à incendie. Le gars qui m'avait refilé ça croyait que j'étais affranchi. Il a fallu supplier les parents de déménager, de quitter Mangere. Changer d'air ou basculer à mon tour. Ma foi a fini par triompher, ce fut le Wesley College.»
«Une Twingo de face»
De nombreux joueurs néo-zélandais sont passés par cette école d'excellence. A l'époque de Lomu, les compétitions juniors sont marquées par la même rengaine : lui devant, les autres derrière. En 1989, il remporte le 100 m, le 100 m haies, le 200 m, le 400 m, le disque, le javelot, le saut en hauteur, le saut en longueur, le triple saut… «A 14 ans, c'est un champion olympique du décathlon en puissance, confie à Libération Phil Kingsley-Jones, son mentor. Mais il aurait également très bien pu rayonner sous des panneaux de basket ou en boxe.» Des formations de rugby à XIII ou des franchises de football américain lui proposeront plus tard des ponts d'or, mais Lomu restera toujours fidèle au XV, qu'il fera entrer dans une autre dimension.
«Il est le déclencheur du grand bond en avant de notre sport, explique Emile Ntamack. Et à l'époque, il l'a parfois subi, car il n'était pas préparé à cette tempête médiatique qu'il a déchaînée, il ne cherchait pas la lumière. Sa surpuissance était une fragilité, il était un mec à part dans une équipe, les All Blacks, qui n'avait que le collectif pour religion. Ils ont mis du temps à l'utiliser comme une arme fatale, qui renverse une situation à elle toute seule. Il a fallu d'abord accepter son effacement épisodique, sa discrétion, parfois, en défense.»
En deux Coupes du monde (1995 et 1999), Lomu a inscrit quinze essais, et le Sud-Africain Bryan Habana a eu l'élégance d'égaler son record lors de la dernière édition, et non de le battre. «En 1995, on aurait dit un senior avec des enfants, avec son 1,96 m et ses 118 kilos, il a dessiné le gabarit du rugby pro, explique Christophe Juillet, ancien troisième-ligne des Bleus présent lors de l'homérique demi-finale de 1999. On avait l'impression de prendre une Twingo de face ! Alors on essayait de l'attraper au moment où il recevait le ballon, afin qu'il ne prenne pas d'élan. Et surtout, on se mettait à plusieurs pour le plaquer.» Ce mercredi, les rugbymen du monde entier se sont mis à plusieurs pour pleurer le géant de leur sport.