Comment naît un joueur de foot professionnel français ? Sans effort pour un Anthony Martial ou un Karim Benzema, soit une infime partie des 1 000 joueurs pros recensés aujourd’hui. A la veille du déplacement du FC Lorient à Ajaccio ce samedi, on s’est posé avec deux défenseurs bretons au parcours antinomique : Wesley Lautoa (28 ans), issu du foot hors système (il travaillait à l’usine à 20 ans) et que le foot est en quelque sorte allé chercher, et Vincent Le Goff (26 ans), sorti d’une filière classique qui a fini par lui claquer la porte au nez. Le joueur a dû alors chercher son avenir sportif seul, sur des chemins bien moins balisés.
L’éveil
Wesley Lautoa : J'ai commencé en bas de l'immeuble à Bernon, un quartier populaire de la ville d'Epernay (Marne) : les mères qui rappellent les gamins depuis le balcon pour manger, les gars qui s'arrêtent de jouer pour laisser passer une poussette ou une voiture… J'ai encore quelques anciens collègues sur Epernay mais je ne retourne plus dans le quartier, ils ont rasé des bâtiments. J'ai commencé le foot à 6 ans. J'en avais 10 quand je me suis inscrit au rugby pour suivre mon père qui jouait pilier, en bon Wallisien (sourire). Le rugby était plus convivial, il y avait une raison : les équipes de toutes les catégories d'âge se déplaçaient ensemble en bus pour rallier un plateau où elles jouaient les unes après les autres, on passait l'après-midi à regarder jouer les plus grands après avoir disputé notre propre match, c'était social. En foot, seule notre catégorie d'âge était concernée, et on partait en voiture.
Vincent Le Goff : Le jeu est venu naturellement, il m'a attiré sans que je sache pourquoi. Le club de Kerfeunteun [un quartier de Quimper, dans le Finistère, ndlr] avait bonne réputation, il attirait les gamins, j'y ai eu les mêmes potes de 6 à 14 ou 15 ans, les repas chez les parents, etc. Mon père me parlait souvent de foot. Mon frère [plus âgé de trois ans] aussi, on jouait dans le jardin de la maison familiale.
Mon père était huissier de justice et ma mère s’occupait du foyer, quand elle n’était pas vendeuse de matériel électroménager. J’ai vite senti qu’au-delà du plaisir de jouer, il pouvait y avoir une forme de réussite dans le foot. Le regard des proches vous raconte ça aussi. Il est difficile à affronter, surtout quand on subit des revers. En même temps, il prend alors le sens d’un soutien.
L’adolescence
W.L. : Entre 16 et 20 ans, j'évoluais au Racing Club Epernay Champagne, au cœur du foot amateur - on est passé du CFA 2 au CFA [du 5e au 4e échelon]. Ça m'a fait tout drôle, mais j'adorais. On jouait le dimanche à 13 h 30. Parfois, les mecs sortaient de boîte, ils ne s'étaient même pas couchés, ils s'en foutaient de perdre ou de gagner parce qu'ils bossaient toute la semaine et que le foot était juste un plaisir pour eux. J'étais inscrit dans une boîte d'intérim. Elle m'a notamment envoyé dans des usines de cartonnerie d'Epernay, on fabriquait des étiquettes de bouteilles de champagne ou de cubi de vin. Je me déshabillais après l'entraînement sur le côté du terrain pour gagner du temps - mon jean, mes pompes de sécurité… J'ai fait les trois-huit : quand je mettais ma carte dans la pointeuse à 13 h 01 le vendredi après avoir fait la nuit, c'était un moment extraordinaire, comme le kebab chez ton pote le soir avec le week-end devant toi. Question diététique, je ne faisais jamais attention. Je n'ai pas fait de centre de formation mais j'ai eu ma jeunesse, mes copains, ma famille.
V.L.G. : Au centre de formation de Nantes, je me suis fait des amis. Après, la sélection tombe chaque année et des gamins disparaissent. Quand c'est ton pote, tu essaies de le réconforter mais tu ne sais pas faire, il y a forcément une forme de jalousie puisque toi, tu restes.
Moi, je suis arrivé à la limite : à 19 ans, tu signes pro ou tu t'en vas. A la mi-avril, on m'avait laissé entendre que la tendance était favorable en m'expliquant qu'il fallait qu'on se laisse du temps. Un jour, je rentre de l'école [il est alors en BTS de management des unités commerciales] et on m'appelle : le directeur sportif veut me voir. J'avais passé cinq ans là-bas. Il a été bref. Je ne lui en veux pas. Avec le recul, j'ai compris que je n'avais pas le niveau : j'avais fait des entraînements avec les pros et c'était compliqué physiquement, je n'étais pas prêt à exister dans les duels en L1 ou en L2.
L’apprentissage
W.L. : A 20 ans, je rejoins Compiègne qui m'offre un contrat fédéral [c'est-à-dire soumis à approbation de la fédération, avec un fixe autour de 1 500 euros par mois] : je suis pro dans les faits, je m'entraîne tous les jours. Pour mon premier match amical, j'oublie une chaussure : je me suis retrouvé avec du 43 alors que je chausse du 45, je suis sorti à la mi-temps, j'avais mal aux pieds. L'un de mes équipiers d'alors, Ludovic Gamboa [aujourd'hui pro au Havre], me chambre encore avec ça.
Je vis alors avec le sentiment que le niveau professionnel est trop haut. Ça tourne lors d’un match de Coupe de France à Lens, perdu 1-0. L’ambiance du stade Bollaert, le cadre, le jeu : je me suis senti bien ce soir-là, à ma place - personne n’a eu besoin de me le dire. Là, j’ai eu des clubs au téléphone. Puis, le Lille olympique sporting club m’a appelé pour faire un essai : ça s’est su, d’autres clubs ont voulu me voir, etc. J’ai signé à Sedan. J’avais de l’appréhension. Je suis arrivé avec mes crampons dans un sac plastique Leclerc, ça les a bien fait rigoler mais je ne l’ai pas mal pris, je ne suis pas susceptible et il faut de la bonne humeur dans un vestiaire. J’ai aussi eu affaire à un groupe jeune, facile à intégrer : je mesure cette chance-là.
V.L.G. : Après Nantes, il a fallu trouver un point de chute : des essais sur un jour ou deux avec une soixantaine de joueurs, tu retrouves parfois à l'aéroport de Cannes celui que tu as croisé quelques jours plus tôt à Laval, le sac de sport sur l'épaule, qui veut se faire une place comme toi. Entraînement le matin, opposition l'après-midi : dans la masse, ceux qui ressortent sont les défenseurs forts dans le duel et les attaquants qui dribblent tout le monde, et moi, avec ma culture de jeu nantaise orientée sur l'expression collective et le jeu pour l'autre…
Dans le vestiaire, quand on s'habille, personne ne parle. On sait tous pourquoi on est là. J'ai fini par trouver quelque chose en CFA [4e niveau, 2e rang amateur] à la Vitréenne. Un an plus tard, le coach m'emmenait avec lui au Poiré-sur-Vie, en National [le 3e échelon] : il m'estimait en tant que joueur, forcément, mais il connaissait mon comportement et je pense que ça le rassurait de connaître mes qualités. Là, j'ai arrêté la fac : au Poiré-sur-Vie, c'est compliqué (sourire). En National, ça se professionnalise. Sur le terrain, tu ne croises plus le mec cramé par une rude journée de boulot.
Le monde pro
W.L. : Mettre de l'impact dans le duel, il faut aimer. Tu as ça au fond de toi ou non. Après, on connaît tous la limite et elle consiste à jouer le ballon avant tout. En Ligue 1, je vois de moins en moins de joueurs qui vont au contact pour faire mal. Par contre, il y a les provocations, les insultes, les petits coups alors que le ballon est loin, les attroupements sur un arrêt de jeu. On connaît ceux qui font ça mais vous savez quoi ? Hors du terrain, ce sont tous des mecs supers. On est de plus en plus nombreux à accéder au monde pro sans passer par des centres de formation. Ça raconte qu'à 17 ans, tu peux encore évoluer, c'est bien. Ça dit aussi que les clubs de CFA sont bien structurés. Quand je suis arrivé à ce niveau à Compiègne, j'étais milieu défensif ou arrière-gauche, des postes où tu cours énormément. Mon entraîneur m'a alors dit : «Je te mets en défense centrale et tu vas voir, tu signeras pro.» Il racontait souvent des conneries (sourire), mais là… Il m'avait même laissé avec un statut amateur pour que je ne sois pas prisonnier d'un contrat et que je puisse partir sans contrepartie pour le niveau supérieur. Sur le terrain, j'ai dû changer : je touche moins le ballon derrière, je m'emploie moins mais je dois être très, très concentré. Pour autant, je ne dirais pas que j'ai dû faire un travail sur moi. Tu as tellement envie de bien faire que tu écoutes ce qu'on te demande.
V.L.G. : Je signe mon premier contrat pro à Istres en 2013. Moi qui restais dans un truc très carré, ça m'a appris à prendre les choses différemment, à être plus souple, dans un contexte où les mecs fonctionnent à l'instinct et où le staff fait la part de ce qui compte et de ce qui compte moins. En Provence, j'ai croisé Jérôme Leroy et Cyril Jeunechamp en fin de carrière [âgés à l'époque de 39 et 37 ans, plus de 900 matchs de L1 à eux deux] : l'agressivité qu'ils mettaient en match était impressionnante, leur assiduité à la salle de muscu aussi. Le message, c'était à la fois de relativiser et de rester dans ce que je savais faire et de ce qu'on réclame à un arrière gauche. Et toujours le même mot : «Simple.» Quand je suis arrivé à Lorient en L1, un an plus tard, le premier exercice de conservation de ballon à l'entraînement, c'était la Ligue des champions : le cœur à 10 000, l'impression que ça va trop vite et la peur de ne pas être à la hauteur. Pour autant, à aucun moment je ne me suis dit : «Je ne le mérite pas.» Il y a les circonstances, le joueur blessé que tu remplaces, ton jeu qui évolue parce que tu prends le pli de voir plus vite pour ne pas être en situation de duel [Le Goff n'est pas des plus costauds], les entraîneurs qui aiment ton style ou pas. Mais je ne me suis jamais mis de limite. Et j'ai avancé comme ça.