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L'histoire du jour

Athlétisme : opération pieds propres au Kenya

Dopage et soupçons de corruption… La fédération kényane se retrouve à la fois dans le collimateur des instances internationales et dans celui de ses coureurs.
Trois coureuses kényanes aux Jeux 2014 du Commonwealth. (Photo Ben Stansall. AFP)
publié le 2 décembre 2015 à 19h26

Après les menaces, la Fédération internationale d'athlétisme (IAAF) est passée à l'action. Mi-novembre, Dick Pound, responsable de l'enquête commandée sur le dopage généralisé dans l'athlétisme en Russie, suggérait fortement que le Kenya était le prochain pays sur la liste des cibles de l'Agence mondiale antidopage (AMA) : «Le Kenya a un réel problème, ils ont mis beaucoup de temps à le reconnaître. Des enquêtes sont en cours, mais s'ils ne font pas le travail, quelqu'un d'autre le fera à leur place.»

Deux semaines plus tard, la sanction est tombée. Athletics Kenya (AK, la fédération kényane), n’a pas été sanctionné comme son homologue russe, mais la commission d’éthique de l’IAAF a suspendu son état-major : ses président, vice-président et trésorier sont soupçonnés de subversions dans les mesures antidopage, mais aussi de détournements de fonds reçus par Nike (700 000 dollars). Le président d’AK, Isaiah Kiplagat, est aussi accusé de s’être fait offrir deux voitures de luxe par la fédération qatarie, dans un possible achat de votes pour l’organisation des championnats du monde d’athlétisme en 2019. Des affaires en cours depuis des mois, sans qu’aucune sanction n’ait été prise.

La semaine dernière, une trentaine de coureurs kényans ont voulu profiter de cette grande vague de nettoyage dans l’athlétisme mondial pour prendre les choses en main. Dans une opération coup-de-poing, ils ont envahi les bureaux de la fédé pendant près de deux jours pour réclamer le départ de leurs dirigeants, dénonçant leur mauvaise gestion et leur laxisme en matière de lutte contre le dopage.

En août, aux championnats du monde, le Kenya a fini à la première place au classement des nations, avec 16 médailles, dont 7 en or. Résultat d'autant plus remarquable qu'à cette occasion, les athlètes kényans ont brillé en dehors du demi-fond, leur traditionnel domaine de prédilection, remportant l'or au javelot et au 400 m haies masculins. Une apothéose accompagnée de soupçons croissants sur l'intégrité des athlètes kényans. Depuis deux ans, 35 d'entre eux ont été suspendus pour dopage, ce qui jette le doute sur ces exploits. «Nous n'étions pas beaucoup à manifester, mais cela nous a permis de nous faire entendre, assure Elias Maindi, représentant de l'Association des athlètes professionnels kényans à Eldoret (ouest), à l'origine de l'occupation du siège d'AK. Depuis, nous avons beaucoup échangé avec l'IAAF. Nous avons pu leur fournir toutes les preuves que nous avons sur les cas de corruption.»

Hypocrisie. Malgré les enquêtes et les récentes suspensions d'athlètes, le gouvernement kényan n'a jamais pris le problème du dopage au sérieux. Il y a quelques mois encore, toutes les critiques portaient sur les entraîneurs étrangers, qui pervertissent les coureurs. «Le dopage est un phénomène nouveau, a déclaré le porte-parole du ministère des Sports. Nous faisons tout ce qui est dans nos moyens pour le combattre.» Pour donner des preuves de bonne volonté, sept athlètes ont encore été suspendus à la mi-novembre pour dopage. Mais cela n'aura pas suffi. Il fallait s'attaquer au plus haut niveau, et non plus seulement aux coureurs, pour mettre fin à l'hypocrisie généralisée qui règne dans le pays. En frappant à la tête, l'IAAF espère rompre la loi du silence, comme en Russie.

Le Kenya et la Russie sont dans le collimateur de la Fédération internationale depuis la diffusion, en décembre 2014 sur la chaîne allemande ARD, d'un reportage choc dénonçant le dopage dans les deux pays. «Pourquoi l'IAAF doit-elle attendre que les médias fassent leur travail pour réagir?» s'interroge Paul Dimeo, maître de conférence à l'Université écossaise de Stirling, chercheur et spécialiste du dopage, qui a réalisé une longue enquête, entre 2010 et 2014, en partenariat avec l'université Kenyatta de Nairobi, sur commande de l'AMA. Les résultats étaient déjà édifiants, notamment sur le manque d'information des risques de dopage ou la faiblesse du suivi des athlètes. Mais à l'époque, il n'avait reçu aucun retour. «Il ne suffit pas de faire des tests à haut niveau, poursuit Paul Dimeo. Il faut de la prévention pour les plus jeunes, des tests à chaque niveau de compétition, sinon on instaure très vite une culture du dopage.» A Eldoret, ville au bord de la vallée du Rift d'où viennent la quasi-totalité des champions du pays, l'accès à Internet a favorisé l'achat de substances illicites. Dans son enquête, le chercheur affirme que plus de la moitié des coureurs interrogés n'ont aucune connaissance sur les produits dopants. «Il est plus facile pour les pays développés d'avoir accès à des produits sophistiqués, plus difficilement détectables», affirme-t-il.

Ambition. La pression sociale encourage également le dopage. Dans une région pauvre, où la victoire, même à un faible niveau de compétition, peut permettre à toute une famille ou à une communauté de s'enrichir, de développer un commerce ou d'envoyer tous ses frères et sœurs à l'école, l'ambition de gagner est encore plus importante. D'après Elias Maindi, les produits dopants seraient arrivés à Eldoret il y a environ quatre ans. «Nous espérons ouvrir un laboratoire sur place, explique-t-il. Aujourd'hui, les échantillons sont envoyés en Afrique du Sud ou en Egypte, et dans un pays corrompu comme le nôtre, il est facile de détourner les résultats. Il faut agir vite, faire le ménage et repartir du bon pied pour redorer l'image de l'athlétisme.» Ce que souhaite aussi l'IAAF, à quelques mois des Jeux de Rio.