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Libération
Récit

Les joyeux dribbles du président argentin

Mauricio Macri, le tout nouveau chef de l’Etat, est le premier à accéder au pouvoir par le football : il a appris à diriger en tenant les manettes de Boca Juniors, le club le plus populaire du pays.
Mauricio Macri (en bleu), le 22 novembre, au soir de son élection. (Photo E. Lasalvia.AFP)
publié le 25 décembre 2015 à 19h31

On connaît le schéma depuis une trentaine d’années. En 1986, Silvio Berlusconi et Bernard Tapie avaient racheté respectivement l’AC Milan et l’Olympique de Marseille avant de s’en servir comme marchepied pour concrétiser leurs desseins politiques. En juin 2012, plus près de nous, Slim Riahi (43 ans), un homme d’affaires tunisien à la fortune opaque, longtemps exilé en Libye, a été élu président du Club africain (l’un des plus titrés de Tunisie) avant de se présenter au scrutin présidentiel à la fin de l’année dernière. Son parti, l’Union patriotique libre, compte aujourd’hui trois portefeuilles dans le gouvernement de Béji Caïd Essebsi, dont celui de la Jeunesse et des Sports, en attendant mieux.

En Egypte, Mortada Mansour (63 ans) est redevenu ce mois-ci député grâce aux succès sportifs du Zamalek SC, un des plus grands clubs africains, dont il est le président. Outre-Atlantique, Horacio Cartes (59 ans), le chef de l’Etat paraguayen depuis 2013, est l’ancien patron du Club Libertad (2001-2010), l’une des principales institutions d’Asunción. Aux prochaines réunions du Mercosur, il pourra encore causer boutique avec Mauricio Macri (56 ans), le tout nouveau président argentin et ancien boss de Boca Juniors, avec qui il a déjà traité une paire de transferts.

Kidnapping

«Quand il a pris Boca en 1995, Mauricio ne savait pas où ça allait le mener, assure Orlando Salvestrini, l'ancien trésorier des Bosteros («bouseux»), un des nombreux surnoms de Boca Juniors, club du sud de Buenos Aires. Au début, il devait faire face à de nombreuses difficultés, il n'était pas dans le coup d'après. Il a maintenu le cap et s'y est tenu. Ça l'a aidé à devenir plus mature et à grandir comme manager.» Ingénieur de formation, fils d'un industriel qui a fait fortune dans l'automobile et le bâtiment, avec lequel il est en conflit ouvert tout en dirigeant certaines des entreprises, Mauricio Macri n'était guère destiné à devenir président du club le plus populaire du pays, un des plus internationalement titrés - dix-huit fois.

Historiquement, le tournant coïncide avec le kidnapping dont il est victime en août 1991 : les ravisseurs l'installent dans un cercueil pendant une dizaine de jours, le temps que son père acquitte la rançon. Macri en ressort changé. Quelques mois plus tard, il tente de convaincre Corrado Ferlaino, le président du SSC de Naples, de lui vendre Diego Maradona afin qu'il le ramène à La Boca. «Il m'a répondu : "C'est 30 millions de dollars, la moitié pour nous, l'autre pour la camorra"», plastronne Macri à son retour à Buenos Aires. Personne ne le prend alors vraiment au sérieux, mais il sait déjà qu'il veut être président des Bosteros. Il est élu à la tête du club en décembre 1995 avec 60,9 % des voix. «Alegre [l'un des deux présidents sortants, ndlr] a toujours raconté que Macri lui avait dit dès 1995 que Boca n'était qu'une étape avant de passer à la politique, où il rêvait d'occuper les plus hautes fonctions. Je ne pense pas qu'il ira au bout de son deuxième mandat», dira Carlos Heller, l'autre coprésident, avant les élections suivantes, en 1999.

Maigre, moustachu, vêtu de costards pastels sortis des années 80, Macri arrive aux commandes des Xeneizes («les Génois», comme les fondateurs du club, en dialecte ligurien) pendant une période de disette : un seul titre depuis quatorze ans. Comme il a appris à le faire dans les entreprises familiales, il restructure le club, traque les coûts superflus. «Beto» Márcico, ancien attaquant de Toulouse et de Boca : «Il a refait les tribunes, créé un nouveau centre de formation où il a nommé Jorge Griffa [le maître à penser de Marcelo Bielsa, ex-coach de l'OM notamment], restructuré le club de fond en comble. Ce n'est pas sexy pour les "hinchas" [supporteurs] mais c'était vital pour le club.» Mónica Moccia, responsable marketing du club : «On a voulu faire entrer la marque dans le monde moderne. On a signé un gros contrat avec Nike, travaillé sur le merchandising. On pouvait désormais acheter des jeans Boca, du vin ou du champagne Boca, des bonbons ou des préservatifs Boca, prendre un taxi aux couleurs du club. Voire acquérir un cercueil et être enterré dans un cimetière Boca.»

Maradona déclinant

Le terrain s'avère plus compliqué que le business. Les entraîneurs défilent. Macri fait même signer, en 1995, un contrat au match joué à un Maradona déclinant. Entre deux rails de cocaïne, le «Pibe de oro» dispense son talent avec parcimonie au grand désarroi de la Bombonera, l'arène de Boca. Et l'ancien meilleur joueur du monde ne passe rien à son président, le traitant de cartonero («rapiat») quand il baisse les salaires un jour, lui reprochant d'avoir offert le maillot de Boca aux filles de George Bush un autre.

Habile manœuvrier, Macri ne fait rien pour retenir Maradona quand celui-ci, alors âgé de 37 ans, est de nouveau contrôlé positif à la cocaïne à la fin de l'été 1997. Ça tombe même bien. Un gamin venu d'Argentinos Juniors (comme Maradona) vient d'intégrer l'équipe, il s'appelle Juan Román Riquelme et va bientôt devenir l'idole absolue de la hinchada xeneize. La dernière pièce du puzzle arrive la saison d'après quand Macri enrôle Carlos Bianchi comme coach. «C'était le chaînon manquant, le gars qu'il fallait, rappelle Márcico. Bianchi venait de gagner la triple couronne [le championnat local, la Copa Libertadores -la Ligue des champions sud-américaine- et la coupe intercontinentale face au champion d'Europe] avec Vélez Sarsfield et il allait recommencer avec Boca.»

En 1998, le temps presse pour un Macri soumis à un planning à deux vitesses : les élections du club l'année suivante et son agenda politique. Bianchi va remplir son cahier des charges au-delà de toute espérance. Trois titres de champion (1), Deux Copa Libertadores et une coupe intercontinentale en trois ans. Réticents vis-à-vis de Bianchi au départ, les supporteurs de Boca prétendent depuis qu'«il a le portable de Dieu», manière de dire qu'il transforme en or ce qu'il touche. Ces trois années sont pourtant compliquées en coulisse.

«Etincelles»

Bianchi doit ferrailler avec son président pour qu'il ne vende pas ses meilleurs éléments et pour être payé à la hauteur de son talent. En 2001, las, l'entraîneur convoque une conférence de presse pour annoncer son départ. Averti, Macri arrive dans la pièce et demande des explications à Bianchi. Qui se lève et quitte la salle sans un mot. «Mauricio Macri est un patron libéral qui, sous des airs aimables, veut plier tout le monde à sa volonté, soutient l'écrivain argentin Martín Caparrós. Avec des fortes personnalités comme Maradona, Riquelme ou Bianchi, ça finit par faire des étincelles.» Bianchi reviendra deux ans plus tard offrir une seconde triple couronne à Boca. La même année, Macri se présente aux municipales de Buenos Aires. Il est battu, mais ce n'est que partie remise. Fort de ses dix-sept titres glanés avec les Bosteros, il est élu en 2007 maire de la cité porteña. Peu avant le scrutin, il n'a pas hésité à faire revenir Riquelme d'Espagne pour quatre mois, un prêt facturé 2 millions de dollars. Deux ans plus tôt, il avait offert à Maradona un poste de vice-président honorifique. En novembre, après son élection comme chef de l'Etat, il s'est fait railler par Riquelme dans le quotidien la Nación : «C'est surprenant qu'un club de foot le conduise à la présidence. Boca l'a beaucoup aidé et nous aussi, du coup. Le moins qu'il puisse faire, c'est de nous payer un "asado" [barbecue à la mode argentine].» Quand il était le premier magistrat de Buenos Aires, Macri donnait son avis sur la vie interne de Boca à intervalle régulier. A peine élu président, il s'est empressé de nommer ministre des Sports Carlos Mac Allister, un ancien latéral des Xeneizes. Peu après, alors que River Plate, le rival honni de Boca, devait disputer le Mondial des clubs (perdu 0-3 face au FC Barcelone), il avait prévenu : «Comme président, je recevrai les joueurs de River s'ils gagnent mais les supporter me paraît compliqué. Après tout, Lionel Messi et Javier Mascherano [qui jouent à Barcelone] sont argentins eux aussi.»

Candidat libéral de Cambiemos («changeons»), Mauricio Macri a promis de rompre radicalement avec les Kirchner, Néstor (2003-2007) puis Cristina (2007-2015) : après avoir dévalué le peso et avant de s'attaquer aux réformes économiques, il veut créer avec le secrétaire d'Etat à la Sécurité une force d'élite «façon FBI» dédiée à la lutte contre les barras bravas, ces gangs mafieux qui gangrènent les stades argentins et avec qui les dirigeants des clubs, voire les politiques, composent ou pactisent. Il doit lui paraître loin, le temps où lui-même s'acoquinait avec ceux de Boca et les considérait publiquement comme «des gamins sympathiques et turbulents».

Cosmologie

Dans un autre registre, au début de sa campagne, Macri voulait en finir avec la doctrine du «Fútbol para todos», la nationalisation des droits du foot voulue par Cristina Kirchner en 2007 «afin que chaque Argentin puisse voir son club gratuitement à la télé». Il la jugeait trop coûteuse… mais n'en est plus aussi sûr aujourd'hui.

Macri s'inscrit dans une cosmologie. Avant lui, Juan Domingo Perón soutenait déjà Boca, Raúl Alfonsín supportait Independiente, Carlos Menem était un fan absolu de River Plate, Néstor Kirchner avait un faible pour le Racing Club tandis que sa femme vibrait pour le Gimnasia y Esgrima de la Plata. Macri est cependant le premier à accéder au pouvoir par le foot. Carlos Bianchi, qu'il faut bien considérer comme l'architecte de cette réussite, ne veut plus s'exprimer au sujet de Macri. Indirectement, il nous en a dit ceci : «Depuis trop longtemps ici, le football semble plus dramatique que la situation en Argentine alors que c'est bien évidemment le contraire.»