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Bernard Amsalem : «Le dopage, on s’en doutait, mais certaines méthodes m’ont sidéré»

Bernard Amsalem, président de la fédération française, préconise notamment d’annuler certains records et d’infliger des amendes aux tricheurs.
Justin Gatlin, condamné en 2001 et 2006 pour dopage, lors de la finale du 200 m des Mondiaux d’athlétisme à Pékin, en août. L’athlète américain y a remporté l’argent. (Photo Pawel Kopczynski)
publié le 7 janvier 2016 à 18h41

Il reçoit dans son bureau qui donne sur la piste détrempée du stade Charléty, à Paris, la Légion d’honneur épinglée à sa veste de costume. Bernard Amsalem

(photo Marie-Lan Nguyen)

veut faire bonne figure alors que les déferlantes viennent d’emporter en novembre l’ancienne direction véreuse de la fédération internationale d’athlétisme (l’IAAF) et la Russie dopée à la corruption. L’Agence mondiale antidopage (AMA) va bientôt déclencher un nouveau tsunami, en révélant la deuxième partie de son enquête sur les dérives de ce sport. Bien des pays tremblent, à commencer par le Kenya, et sortent les parapluies. Epargné, le cheveu toujours sec, Amsalem prêche inlassablement les vertus de son sport:

«Vous savez que Mahiedine Mekhissi était le voisin des frères Kouachi à Reims ? Que Teddy Tamgho aurait pu suivre des chemins plus périlleux lors de son adolescence à Sevran ? L’athlétisme leur a ouvert un horizon magnifique.»

Sous les pavés de l’AMA, la plage ?

Vous n’êtes pas tombés de votre chaise à la publication de la première partie du rapport de l’AMA, décortiquant les dérives de l’athlétisme russe et une corruption généralisée ?

Il y avait eu le documentaire de la chaîne allemande ARD en 2014, mais on savait que les pratiques datant de l'URSS perduraient. On le voyait dans certaines disciplines comme la marche, dominée par les Russes pendant des années. Des infos circulaient. Ce rapport, après un an d'enquête de la commission, nous a permis d'avoir des éléments tangibles. Je n'ai pas été surpris sur le fond, mais certaines méthodes m'ont sidéré, par exemple celle de faire chanter les athlètes. Il y avait des collusions entre les dirigeants, le laboratoire, l'agence, les services secrets… L'intervention du FSB [les services secrets russes, ndlr] est flagrante pour cacher ou détruire des échantillons. Le dopage, on s'en doutait. Mais instrumentaliser l'athlète pour en tirer du profit financier…

Le pourrissement de l’IAAF, souligné par la mise en examen de quatre dirigeants, dont l’ancien président Lamine Diack et son fils, au train de vie luxueux, l’aviez-vous vu arriver ?

Bon, on a un président de l’IAAF qui recrute son fils pour s’occuper des relations de marketing. C’est clair qu’on avait des éléments mais je suis très à cheval sur la présomption d’innocence.

Après la Fifa, l’IAAF. Comment gagner en transparence ?

Que ce soit l’IAAF ou la Fifa, il n’y a pas d’instance de régulation au-dessus de ces fédérations internationales. En France, il y a un ministère, la Cour des comptes qui peuvent servir de juge de paix. Mais, au niveau international, il n’y a rien au-dessus des instances du sport. Ni les Etats ni de grand organisme type ONU. Lors d’une réunion à Pékin, l’été dernier, j’avais interpellé Thomas Bach, le président du CIO, lui suggérant de créer une haute autorité indépendante qui contrôlerait le fonctionnement des fédérations internationales. Pas forcément pour le dopage, il y a déjà l’AMA, mais surtout pour les questions de gouvernance et de corruption. On a besoin de ça. On parle beaucoup de la Fifa, mais je suis sûr qu’il y a de nombreuses dérives dans des sports moins exposés.

Etes-vous partisan de JO de Rio sans athlètes russes, voire kenyans ?

Oui. Je l'ai écrit au président de l'IAAF, Sebastian Coe. Si on ne donne pas un signal à d'autres pays avec quelques tendances du même style, on aura un problème de crédibilité. C'est une affaire sérieuse et dévalorisante pour notre sport. Je me souviens d'une époque à problèmes pour l'haltérophilie. Une équipe comme la Bulgarie a été privée de Jeux en 2008 [ce sera encore le cas en 2016].

L’haltérophilie a justement changé ses catégories à un moment de son histoire, jetant aux oubliettes des records du monde sulfureux. L’athlétisme doit-il aussi effacer son passé et ses records?

C'est une bonne idée. Les Allemands, en pointe là-dessus, l'avaient proposé au moment du passage à l'an 2000 : nouveau siècle, nouveau départ. Certains records ne seront jamais battus. Prenez celui du poids féminin, détenu par une athlète soviétique [Natalia Lissovskaïa] avec 22,63 m : aujourd'hui, pour être championne du monde, c'est 20,3 m, 20,4 m. Le record du marteau hommes est détenu par un athlète de l'ex-URSS [Youri Sedykh, devenu le mari de Lissovskaïa] qui a réalisé 86,74 m. Aujourd'hui, seuls quelques athlètes atteignent 81 m ou 82 m. Dans les lancers, c'est le plus flagrant. Mais il y a aussi des records dans d'autres disciplines qui posent des questions, ceux des Chinoises dans le demi-fond, de l'Américaine Florence Griffith-Joyner sur 100 et 200 m…

Quel rôle les équipementiers peuvent-ils jouer ?

Je l’ai dit à Coe, je l’avais dit à Lamine Diack avant lui : il y a des agences de notation dans le monde, pourquoi ne pas avoir un Standard & Poor’s spécialisé dans le sport, une agence complètement indépendante avec des indicateurs et qui va noter les fédérations internationales sur la transparence, la gouvernance, les problèmes de dopage ? Et chaque année on fait un rapport : telle fédé, c’est A+, telle autre, C-… Les équipementiers et les sponsors financeraient en toute connaissance de cause tel ou tel sport, dégradé ou non. On régulerait le système à moyen terme.

Un cadre de l’AMA a proposé l’absence totale de l’athlé aux JO de Rio.

C’est très exagéré. Vous n’allez pas sanctionner tout le monde pour quelques tricheurs. Pour un athlète qui triche, vous avez des Christine Arron, des Muriel Hurtis, toujours au pied du podium, derrière Marion Jones, la Grecque Ekaterini Thánou, contrôlées, elles, un jour positives. Arron et Hurtis sont passées à côté d’un palmarès exceptionnel. Si, en plus, vous les privez de Jeux, c’est la double peine…

Jusqu’où un athlète propre peut-il avaler des couleuvres?

En 2015, j'ai remis à Manuela Montebrun sa médaille de bronze au marteau des Mondiaux de Helsinki au marteau en 2005. A l'époque, elle avait terminé 4e : une des médaillées est sanctionnée, Montebrun récupère le bronze. Je lui envoie un petit mot. Elle me répond : «Ça ne me fait plus rien aujourd'hui, je m'en fous. Tu me l'envoies par la Poste.» Je lui ai quand même fait une petite cérémonie à Charléty, en marge du DécaNation. Elle était frustrée : le rêve d'un sportif de haut niveau, c'est de monter sur le podium le jour J, dans le stade de son exploit. J'ai un autre exemple : la spécialiste du 800 m, Linda Marguet. En 2011, aux championnats d'Europe indoor de Bercy, elle termine 4e de l'épreuve. La première, la Russe Zinurova, est contrôlée positive et Marguet obtient la médaille de bronze. Quand on l'appelle au téléphone pour lui annoncer, elle éclate en larmes : «J'aurais tellement aimé l'avoir devant mes parents, mes amis…» On lui fait une petite cérémonie en marge des championnats de France et on sent bien qu'elle est perturbée. Un an plus tard, une autre Russe, Rusanova, est contrôlée positive, et Marguet passe médaille d'argent. Cette fois-ci, elle dit non, «là c'est fini». Elle a arrêté l'athlétisme, écœurée.

Aucun athlète floué n'a osé attaquer en justice, mais j'aimerais que quelqu'un le fasse. J'ai dit à Coe d'ajouter deux choses, après qu'il a listé les prérogatives de sa commission sur l'intégrité : l'accompagnement des athlètes sains dans ces difficultés et les sanctions financières. Quand vous êtes à côté du podium, vous n'avez pas de primes, pas de sponsors. La sanction au portefeuille est très efficace, le reste… Vous avez vu Justin Gatlin [100 m] revenir plus fort qu'avant après deux suspensions. Avec les amendes, on constituerait une caisse de solidarité pour dédommager les athlètes pénalisés. Une carrière s'étire sur quelques années, la période de pointe dure de trois à six ans. Alors, si la compétition n'est pas équitable, ça peut perturber la personne le reste de sa vie.

Craignez-vous que la France fasse partie des pays ciblés dans le deuxième volet de l’enquête de l’Agence mondiale antidopage ?

Non, tout est sous contrôle. Il faut regarder ailleurs. Vers la Turquie, qui a commencé faire le ménage, la Jamaïque, d’autres pays de l’Est dont on ne parle pas. On fustige le Kenya, mais c’est pareil pour une centaine de pays qui n’ont pas les moyens d’avoir une agence antidopage et un laboratoire spécialisé. Il faut de l’argent, des cadres de bon niveau.

La France est-elle au-dessus de tout soupçon ?

On a un système de passeport biologique, un outil utilisé par seulement 3 ou 4 fédérations en France. La loi est un peu hypocrite là-dessus, elle dit que c’est un outil de prévention santé, alors que c’est un outil de prévention dopage. Le médecin voit des anomalies, me les signale et moi, je suspends l’athlète jusqu’à ce que l’anomalie disparaisse. Mais on va en fait le surveiller davantage. Et il arrive souvent que cet athlète soit contrôlé positif quelques mois plus tard. Si on cherche, on trouve. Et les batailles juridiques nous coûtent près de 250 000 euros par an.

Y a-t-il un risque qu’un grand nom de l’athlé français tombe ?

Sur la base des athlètes actuels, non. Je vais vous dire une chose importante : en France, on a toujours des blessés. Lors des derniers Mondiaux, 14 athlètes sont restés à la maison, parmi les meilleurs [Mekhissi, Tamgho]. Les dopés, ils ne se blessent jamais, vous n'avez jamais remarqué ça ? Je me dis que nos athlètes doivent être normaux, parce qu'ils se blessent souvent. Sinon, le dopage concerne surtout des individus isolés et perdus ou, à une époque, des petits groupes, dans le demi-fond essentiellement. On a vu des athlètes de plusieurs pays se regroupant pour des petits stages, en altitude, à Ifrane au Maroc, à Font-Romeu en France, à Saint-Moritz en Suisse… Ça dépend des moyens des gens. Ils font une cure de microdoses d'EPO et si on ne le prend pas sur le fait, on ne trouve rien. Il y a six, sept ans, les athlètes partaient à droite à gauche. Depuis l'arrivée du directeur technique national, Ghani Yalouz, c'est fini. Des athlètes partent seuls ? On les contrôle davantage. En 2016, on observe les comportements, les voyages, je ne peux pas dire tout ce qu'on fait, vous prendriez ça pour un travail des renseignements généraux !